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des matières de l'œuvre dE Lycurgue

LYCURGUE
PLAIDOYER CONTRE LÉOCRATE.
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
texte grec
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LYCURGUE.
Cet orateur, un
des plus célèbres d'Athènes, était né vers la
xciiie
olympiade, environ 408 ans avant J.-C, de l'ancienne et illustre
famille des Éléobutades. Son aïeul paternel
avait péri victime de la tyrannie des Trente. Élève de Platon et
d'Isocrate, il se distingua de bonne heure dans la carrière
périlleuse des emplois. Sur une motion de l'orateur Stratoclès, le
peuple le nomma directeur de la police et intendant du Trésor :
double fonction qu'il exerça douze ans
au sein de la démocratie la plus ombrageuse. Par une suite
inévitable des longues guerres, l'Attique était infestée de brigands
: Lycurgue les expulsa tous par des décrets dont la sévérité
rappelait celle des lois de Dracon. Il releva les finances
publiques, et sut les employer à équiper les troupes, garnir les
arsenaux, augmenter la flotte, et à d'autres grands travaux
d'utilité ou d'agrément. Plusieurs édifices commencés avant lui,
entre autres le théâtre de Bacchus, furent terminés. Lui-même avait
l'œil sur les ouvriers. On croit même avoir retrouvé dans les ruines
d'Athènes plusieurs vestiges des fortifications exécutées par ses
ordres. Par lui fut rétabli l'usage de lire les plus beaux ouvrages
de poésie dans les jeux ; et l'enceinte où le peuple s'assemblait
fut décorée des statues en bronze d'Eschyle, de Sophocle et
d'Euripide. Il ordonna le dépôt aux archives nationales d'un
exemplaire authentique de leurs œuvres : précaution éclairée et
patriotique, à
laquelle nous devons peut-être la
conservation de ce qui nous reste de ces trois grands génies. Ennemi
de la mollesse jusqu'à marcher pieds nus comme Socrate, et passionné
pour l'égalité civile, quoique riche, Lycurgue avait fait défendre
par une loi aux dames Athéniennes d'aller en voiture aux Mystères d'Eleusis.
Sa propre femme fut surprise en contravention ; et il acheta le
silence des écumeurs de ces sortes de délits au prix d'un talent,
somme plus forte que l'amende légale. Un de ses ennemis lai reprocha
cette faiblesse. « Voilà du moins, répondit-il, un trésorier de
l'État accusé pour avoir donné de l'argent, et non pour en avoir
pris. » Voyant un jour Xénocrate de Chalcédoine que l'on menait en
prison parce qu'il ne pouvait payer la taxe des étrangers,
il s'indigna, donna de sa baguette sur la tête du publicain, et le
remit au geôlier, au lieu du philosophe. Cet acte généreusement
arbitraire, fut applaudi du peuple avec enthousiasme. Le compte
rendu de la gestion financière de Lycurgue nous est parvenu dans une
inscription que le temps a respectée. La confiance qu'inspirait sa
probité fit aussi placer dans ses mains l'argent d'un grand nombre
de familles. Il parcourut avec Démosthène le Péloponnèse, suscitant
partout des ennemis à Philippe. Il parlait aux Athéniens avec une
liberté que ses vertus seules pouvaient faire pardonner. Une fois de
grands murmures l'accueillirent à la tribune, et il ne pouvait se
faire entendre. « O fouet de Corcyre! s'écria-t-il, combien tu vaux
de talents ! » De ce mot hardi on a conclu un peu légèrement que les
Corcyréens maintenaient le silence dans leur assemblée populaire
avec l'instrument que Louis XIV, jeune encore, apporta une fois dans
le Parlement de Paris.
Irrité d'une
insurrection qu'il regardait comme une révolte, Alexandre, après
avoir détruit Thèbes, accourut devant les murs d'Athènes : il compta
l'inébranlable Lycurgue parmi les orateurs dont il demandait la
tête. Ils furent sauvés par l'adresse vénale de Démade. « Un peu
avant qu'il mourut, sentant sa mort prochaine, Lycurgue se fit
porter, dit son vieux biographe,
au temple de la mère des dieux, et au
Sénat, roulant rendre compte de toute ton administration. Il ne se
trouva personne qui l'osast accuser ny charger de rien, fors
Menesaechmus. Et, après avoir répondu aux charges et imputations
qu'on luy mettoit sus, il se fit reporter en sa maison, où il
mourut, aiant en toute sa vie réputation d'homme de bien, et estant
loué de son éloquence, sans que jamais il ait esté condamné, combien
que par plusieurs fois il ait esté accusé.
» Lycurgue avait alors plus de quatre-vingts ans. Il fut inhumé près
de l'Académie, sépulture privilégiée de ceux qui, par leurs vertus
et leurs conseils, avaient bien mérité de la patrie. Malgré cet
honneur, on lui donna pour successeur son adversaire Ménésaechme ;
et ses enfants, poursuivis par la haine de ses ennemis, furent mis
en prison comme débiteurs envers l'État, au nom de leur père. Mais,
du fond de l'exil, une vois généreuse se fit entendre : Démosthène
écrivit aux Athéniens en faveur des fils de son ami, et ils furent
rendus à la liberté. Bientôt après on décerna des hommages publics à
la mémoire de Lycurgue ; et une statue de bronze lui fut érigée au
Céramique. Si l'ancienne Grèce n'a pas eu de plus puissant
législateur que Lycurgue de Sparte, Lycurgue l'Athénien en fut,
après Aristide, le plus habile et le plus intègre administrateur.
Böckh l'appelle « un véritable financier, le seul peut-être de
l'antiquité ».
Ce grand homme
improvisait rarement. Quelques-unes de ses éloquentes saillies sont
cependant parvenues jusqu'à nous. « Athéniens, élevez des autels à
Alexandre ; c'est un dieu ! dit un jour a la tribune un intrépide
flatteur du conquérant de l'Inde. — Quel Dieu ! s'écria soudain
Lycurgue : sans doute, en sortant de son temple, ses adorateurs
iront se purifier des souillures du sacrifice! » Le lit dur sur
lequel cet infatigable homme d'Etat ne donnait que quelques heures
au repos, les leçons d'éloquence que, même dans un âge avancé, il
recevait des maîtres les plus habiles, ses laborieuses tentatives
oratoires, rappellent les efforts presque fabuleux de Démosthène.
L'autorité de sa parole dans les tribunaux était la terreur du
crime, l'espoir de l'innocence.
Son âpreté démocratique,
et sa haine pour tous ces insectes venimeux qui pullulaient dans la
société athénienne, le faisaient surnommer l’Ibis, oiseau qui dévore
les serpents. Une fois même, l'incapacité ou le malheur furent
dénoncés comme trahison par l'inflexible orateur, devenu patriote
jusqu'à l'injustice. Il fit mourir Lysidès, général vaincu à
Chéronée; et l'histoire a conservé quelques-unes des accablantes
paroles qu'alors il prononça devant un peuple aigri par sa défaite :
« Tu commandais l'armée, o Lysidès ! et mille citoyens ont péri,
deux mille ont été faits prisonniers ; un trophée s'élève contre la
république, la Grèce entière est esclave! Tous ces malheur» sont
arrivés quand tu guidais nos soldats : et tu oses vivre, voir la
lumière du soleil, te présenter sur la place publique, toi, monument
de honte et d'opprobre pour la patrie! »
Le style de Lycurgue
semble participer un peu de la rudesse de l'auteur. L'amour de la
vérité et de la franchise éclate dans ses simples paroles. Quinze
discours, ouvrage de cet orateur, étaient presque tous des
accusations. Un seul subsiste aujourd'hui : nous le reproduisons, en
nous aidant de l'estimable version du savant Thurot.
LYCURGUE.
PLAIDOYER CONTRE LÉOCRATE.
INTRODUCTION.
Après le désastre
de Chéronée (Olympiade cx,
3; 338 avant J.-C.), Athènes, comme plusieurs autres cités
nouvellement asservies, retentit d'accusations. Parmi les plus
véhémentes se distinguait celle de Lycurgue contre Léocrate.
L'orateur y dénonce, comme traître à la patrie, cet Athénien qui, au
mépris d'un décret, avait quitté l'Attique, et s'était retiré à
Rhodes avec sa famille. De là, Léocrate, remis progressivement de sa
terreur, avait reparu à Mégare, puis enfin dans Athènes. Partant
d'un principe qui nous semble exagéré, Lycurgue soutient que, par sa
désertion, l'accusé a livré, autant qu'il était en lui, la
république entière au pouvoir des Macédoniens ; et il conclut à la
peine de mort.
S'il faut appliquer à
Léocrate quelques mots de Plutarque au sujet des accusés de
Lycurgue, on peut croire qu'il fut condamné.
PLAIDOYER.
[1]
Je désire,
Athéniens, que le début de cette accusation, contre Léocrate appelé
en jugement, atteste les sentiments de justice qui m'animent, et ma
piété envers les dieux. Si ma dénonciation contre Léocrate est
juste, si je traduis devant votre tribunal celui-là même qui a trahi
les temples, les autels, les enceintes sacrées, les solennités
religieuses, dont l'observation légale est héréditaire parmi nous,
je supplie Minerve, les autres divinités et les héros qui ont des
temples ou des autels dans Athènes ou sur le territoire de
l'Attique, [2] de faire que Léocrate trouve
aujourd'hui en moi un accusateur digne de défendre les intérêts de
la patrie, et de lui faire trouver en tous,
qui allez délibérer sur le salut de vos pères, de vos femmes,
de vos enfants, de la patrie et de la religion, et décider, par
votre suffrage, du sort de celui qui a trahi tant d'objets sacrés,
des juges inflexibles, de qui, ni en ce jour, ni à l'avenir, les
grands coupables ne puissent attendre aucune indulgence. Si, au
contraire, celui que je force à descendre dans cette arène n'a ni
trahi l'État ni déserté la ville et délaissé les temples, puissent
les dieux et votre arrêt le soustraire au danger qui le menace!
[3] Cependant, Athéniens, puisqu'il importe à la république qu'il s'y
trouve des citoyens qui osent accuser ceux qui violent les lois, je
voudrais qu'on regardât généralement une pareille conduite comme
dictée par l'amour de l'humanité. Loin de là, aujourd'hui, en
bravant un danger personnel, et en se faisant des ennemis par zèle
pour le bien public, on est plutôt regardé comme un ambitieux ou un
intrigant, que comme un ami de la patrie : opinion qui n'est ni
juste, ni conforme à vos communs intérêts.
Il est, en effet, trois
choses fort importantes pour le maintien de la démocratie et pour la
prospérité de l'État : [4] d'abord l'ordre des lois ; en second lieu,
les suffrages des juges ; enfin la faculté accordée aux citoyens de
poursuivre les délits. Car le but naturel de la loi est de déclarer
d'avance ce qu'il ne faut pas faire; le rôle de l'accusateur est de
dénoncer ceux qui ont encouru les peines portées par les lois; et le
devoir du juge est de punir ceux dont la loi et l'accusateur lui ont
démontré le crime ; en sorte que la loi et le suffrage des juges
seraient sans force et sans action, si on ne leur déférait les
auteurs de l'injustice.
[5] Pour moi donc,
Athéniens, convaincu que Léocrate s'est dérobé au danger qu'il
devait braver pour la patrie, qu'il a délaissé ses concitoyens,
bravé toute votre puissance, encouru toutes les peines prescrites
par les lois, j'intente
contre lui cette accusation : et ce n'est
ni par aucun motif de haine, ni par la passion des débats
judiciaires que j'ai entrepris cette poursuite, mais parce qu'il m'a
semblé qu'il y aurait de la honte à voir d'un œil indifférent
participer à nos solennités religieuses, et fréquenter sans cesse la
place publique, un homme qui est devenu l'opprobre de la patrie et
de chacun de vous. [6] Car il est d'un citoyen équitable, non pas de
traduire devant les tribunaux ceux contre lesquels il a des motifs
particuliers de haine, mais de regarder comme ses ennemis personnels
ceux qui nuisent à l'État, et de trouverons le mal qu'ils font au
public un motif constant d'opposition à leur égard.
[7] Si donc toute action
relative à l'intérêt public doit être considérée comme importante,
celle sur laquelle vous allez prononcer a surtout ce caractère. Car,
quand vous jugez un procès pour atteinte portée aux lois par
l'auteur d'un décret, vous vous bornez à rectifier cette
irrégularité, à empêcher l'exercice de ce droit, autant qu'il
pourrait nuire à la république. Mais la cause qui vous est soumise
en ce moment ne compromet pas seulement quelque partie peu
importante des intérêts de l'État, ni pour un temps limité : il
s'agit de la patrie tout entière ; votre arrêt doit avoir une
influence à jamais décisive pour la postérité ; [8] car l'attentat est
si grave, il est si horrible, que ni l'accusation ni la peine ne
peuvent s'y proportionner, et qu'en effet les lois ne l'ont point
défini.
Eh! que faire à celui
qui a abandonné la patrie, qui n'a pas défendu la religion de ses
pères, qui a délaissé les tombeaux de ses ancêtres, et livré l'État
tout entier aux mains des ennemis? La mort, la dernière et la plus
grave des peines que la loi prononce, est infiniment au-dessous du
crime de Léocrate. [9] Au reste, si la punition due à de tels forfaits a
été omise, ce n'est pas par la négligence de ceux qui firent alors
les lois; mais parce que chez nos anciens, il ne s'était rien fait,
on ne supposait pas même qu'il pût
jamais se faire rien de semblable. Voilà
pourquoi on ne peut trouver dans un temps reculé, ni une accusation
de ce genre, ni une peine qui y réponde. Il vous appartient donc,
Athéniens, d'être la loi ici juges du délit et législateurs.
En effet, dans tous les
genres de crimes définis par quelque loi, il est facile, en
appliquant cette règle, de punir ceux qui s'en rendent coupables.
Mais, dans tous les cas qui ne
sont pas précisément compris sous une
seule dénomination, et lorsqu'un
homme a commis un crime qui les dépasse
tous, qu'il se trouve également
prévenu de tous, dès lors il devient
nécessaire que vous laissiez votre arrêt
comme un modèle à suivre pour ceux qui
viendront après vous.
[10]
Et soyez bien convaincus, citoyens,
que la condamnation que vous aurez
prononcée sera non seulement la
punition du coupable qui est devant vous, mais deviendra
aussi pour la jeunesse un encouragement
à la vertu. Car il y a deux choses
propres à l'instruire : la punition infligée
aux coupables, et la récompense accordée
aux hommes vertueux. La
contemplation de ces deux objets doit lui
faire éviter l'un par crainte, et la
porter à désirer l'autre par amour
pour la gloire. Donnez donc, Athéniens, donnez
à cette cause toute votre attention, et
considérez que ce qu'il y a au
monde de plus précieux, c'est la Justice. [11] De mon côté, je ne m'en
écarterai point dans cette accusation,
je ne dirai rien de faux, d'étranger à ces graves
débats.
Presque tous ceux qui se
présentent devant votre
tribunal agissent souvent, je le sais, de
la manière la plus étrange ou ils
énoncent alors leur avis sur les allaires publiques, ou
ils remplissent leurs discours de
calomnies, de digressions qui vous
écartent de la cause sur laquelle sur laquelle vous avez à
prononcer. Or, tout cela est facile à
faire: il n'est difficile, ni de
parler sur un sujet dont vous n'avez point à délibérer, ni
d'inventer une accusation contre des
délits dont personne n'aura à se
justifier. [12] Mais, tandis que vous prétendez ne porter que des
jugements conformes à l'équité, il n'est pas juste que l'on intente
des accusations mal fondées. Au reste, c'est vous, Athéniens, qui
êtes cause de cet abus, puisque vous souffrez une telle licence dans
ceux qui se présentent ici, tandis que vous avez sous les yeux le
modèle le plus parfait de la Grèce, le conseil de l'Aréopage,
tellement supérieur à tous les autres tribunaux, que, de l'aveu même
de ceux qui sont condamnés par lui, ses jugements sont toujours
justes. [13] La contemplation d'un pareil exemple doit vous empêcher de
permettre aux orateurs de s'éloigner de la question : par ce moyen,
les accusés ne se verront pas exposés à être calomniés dans la
plaidoirie, les accusateurs seront moins tentés de chercher des
prétextes de dénonciation, et vous pourrez plus facilement prononcer
des jugements conformes à vos serments. Car il est impossible que,
sans raison, et sans une légitime instruction de l'affaire, vous
prononciez arec justice.
[14] Or, il faut, citoyens,
que vous sachiez encore que le procès intenté à Léocrate ne
ressemble en rien à ceux qu'on a faits à d'autres particuliers. S'il
était question d'un homme inconnu à tout le reste de la Grèce, ce
serait uniquement chez vous que l'on aurait une opinion sur cette
cause, bien ou mal jugée; mais, au sujet de l'homme qui est ici
présent, quelle que soit votre décision, on en parlera chez tous les
Grecs; car il est devenu fameux par son passage à l'île de Rhodes,
et par les nouvelles fâcheuses qu'il répandit contre vous, [15] soit dans
la ville même, soit parmi les négociants qui y séjournaient alors,
et qui, ayant occasion pour leur commerce de parcourir les divers
pays de la terre, y répandirent, touchant la situation de la
République, ce qu'ils avaient ouï dire à Léocrate : enfin, ils
savent combien la conduite de nos ancêtres fut toujours entièrement
opposée à celle qu'il a tenue dans cette circonstance. Vous
attacherez donc une haute importance à la détermination
que vous allez prendre à son égard. Car, n'en doutez point
Athéniens, plus vous semblez supérieurs aux autres hommes, par votre
piété envers les dieux, par votre vénération pour les auteurs de vos
jours, par votre tendre respect pour la patrie, plus vous paraîtriez
avoir fait une faute grave, si cet homme échappait au châtiment
qu'il a mérité.
[16] Je vous conjure donc, Athéniens,
d'entendre mon accusation jusqu'à la fin, et de ne pas trouver
mauvais que je commence par le récit des événements qui ont affligé
la République, mais de ne vous en prendre qu'aux auteurs de ces
maux, si je suis aujourd'hui forcé d'en rappeler le souvenir.
Après la bataille de Chéronée, lorsque
vous vous étiez tous empressés de vous réunir en assemblée générale,
le peuple décréta que les enfants et les femmes eussent à se retirer
de la campagne dans l'intérieur des murailles, et que les généraux
fussent autorisés à distribuer les Athéniens et les autres habitants
de la ville dans les différents postes, suivant qu'ils le jugeraient
convenable. Mais Léocrate, sans aucun souci de ces événements, [17] ayant
rassemblé tout ce qu'il possédait, fit transporter ses meubles et
ses esclaves sur une barque, à quelque distance d'un vaisseau qui
était à l'ancre près du rivage; et, à la nuit close, accompagné de
la courtisane Irénis, s'étant dérobé par une porte de derrière, il
se dirigea vers le rivage, gagna le vaisseau, et se hâta de prendre
la fuite : s'éloignant sans regrets des ports d'Athènes, et sans
honte des murs de sa patrie, qu'il laissait, autant que cela était
en lui, vides de défenseurs ; en un mot, trahissant et contemplant
sans remords et sans effroi la citadelle et les temples de Jupiter
Sauveur, et de Minerve Protectrice,
dont néanmoins il va bientôt invoquer le secours pour se tirer du
péril ou il se trouve.
[18] Cependant il arrive et aborde à
Rhodes, comme s'il était porteur des nouvelles les plus heureuses
pour la patrie ; il annonce qu'il a quitté la ville au moment où
elle venait d'être prise, que le Pirée est bloqué, que lui seul a pu
se dérober au danger, et il ne rougit pas de parler des malheurs
d'Athènes comme d'une bonne fortune pour lui-même. Les Rhodiens le
crurent si bien, qu'ayant armé et rempli de matelots leurs trirèmes,
ils emmenèrent dans leurs ports plusieurs de nos barques, et que
beaucoup de négociants et de patrons de navires, qui avaient
appareillé pour venir ici, déposèrent à Rhodes, grâce à Léocrate,
leurs cargaisons de vivres, et les autres objets dont ils étaient
chargés. [19] Et pour vous prouver que ces faits sont véritables, on vous
lira les dépositions de tous les témoins : d'abord celles des
voisins de sa maison, et des personnes qui, habitant les lieux
mêmes, savent bien qu'il a pris la fuite au moment de la guerre, et
qu'il s'est sauvé d'Athènes par mer; puis les déclarations des
personnes qui se trouvaient à Rhodes lorsque Léocrate y annonça
cette nouvelle; enfin le témoignage de Phyrcinos : ce dernier, vous
le savez, s'était porté pour accusateur de Léocrate devant le
peuple, comme ayant éprouvé un dommage considérable à cette
occasion, étant intéressé dans la ferme du droit de cinquantième,
dont plusieurs parmi vous avaient l'entreprise.
[20] Mais, avant de faire paraître les
témoins, j'ai encore quelques réflexions à vous présenter : car vous
n'ignorez pas, Athéniens, toutes les manœuvres des gens qui sont
traduits en jugement, ni les prières de leurs intercesseurs; vous
savez très bien aussi qu'il y a souvent des témoins qui, cédant à
l'appât de l'argent ou de quelque service, feignent de ne pas se
rappeler les faits, ou évitent de paraître devant
le tribunal, ou imaginent quelque autre
subterfuge. Exigez, donc que les témoins comparaissent devant vous
sans délai ; qu'ils ne préfèrent pas à vous-mêmes et à la République
les bienfaits, qu'ils peuvent attendre, mais qu'ils acquittent
envers la patrie la dette de la justice et de la vérité ; qu'ils
n'abandonnent pas, à l'exemple de Léocrate, le poste où ils sont
placés, ou qu'au moins, ils prêtent sur les victimes consacrées le
serment exigé par la loi dans les cas d'excuse légitime.
Que s'ils refusent de
faire l'une ou l'autre de ces choses pour vous, pour les lois et
pour la démocratie, nous ferons aussi nos réserves contre eux. Lis,
greffier, les dépositions.
(Les témoins
paraissent.)
[21] Je reprends la suite des
faits. Lorsque des navires d'Athènes, abordant à Rhodes, eurent
évidemment fait connaître qu'il n'était arrivé aucun événement
funeste à notre ville, Léocrate, effrayé, part encore de Rhodes, et
vient à Mégare, où il demeure plus de cinq ans sous la caution d'un
Mégarien, ne rougissant pas de se voir si près des frontières de
l'Attique, et dans le voisinage de cette patrie qui l'avait nourri.
[22] Il se condamna si bien lui-même à un éternel exil dans ce pays,
qu'ayant fait venir d'ici Amyntas, qui avait épousé l'aînée de ses
sœurs, et Antigène de Xypété, un de ses amis, il engagea son parent
à lui acheter ses esclaves, et à vendre sa maison un talent; il lui
recommanda, en outre, de payer à ses créanciers ce qui leur était
dû, de rendre les sommes fournies pour les avances mutuelles, et de
lui remettre ce qui lui reviendrait. [23] Or, Amyntas, ayant terminé
toutes ces affaires, revendit lui-même les esclaves, pour le prix de
35 mines, à Timocharès d'Acharna, mari de la plus jeune des sœurs;
et celui-ci, n'ayant pas d'argent comptant, souscrivit une
obligation, et en déposa la valeur entre les mains de Lysiclès,
payant a Amyntas une mine d'intérêt. Afin que vous ne preniez pas
ces faits pour de vains propos, et que vous soyez convaincus de la
vérité, on va vous lire des preuves écrites. Que si Amyntas était
encore vivant, j'aurais pu le faire comparaître lui-même devant vous
; mais je dois me contenter de citer ceux qui ont eu connaissance de
ces transactions; lis-moi, greffier, la preuve qu'Amyntas avait
acheté à Mégare les esclaves de Léocrate et sa maison.
(Les témoins
paraissent.)
[24] Maïs écoutez encore
comment Philomélos de Cholargia reçut, par les mains d'Amyntas,
quarante mines; ainsi que Ménélas, qui avait été envoyé en ambassade
auprès du roi de Perse.
(Dépositions.)
Qu'on me lise, de plus,
la déclaration de Timocharès, qui avait acheté d'Amyntas les
esclaves au prix de 35 mines, et les transactions dont j'ai parlé.
(Preuves. Actes.)
[25] Vous venez d'entendre
les témoins, Athéniens; mais ce que je vais ajouter ne peut
qu'exciter encore plus votre haine et votre indignation contre
Léocrate.
C'était peu pour cet
homme de soustraire sa personne et ses richesses, même les objets
sacrés qui étaient son héritage paternel, que ses ancêtres lui
avaient transmis en vertu de vos coutumes légitimes et héréditaires,
en leur élevant un monument religieux ;
il les a fait venir à Mégare, il les a fait sortir du pays, sans
respect pour leur auguste caractère, sans être épouvanté de la
pensée de les attacher du sein de la patrie, de les forcer à
partager son exil, loin de leurs temples et du sol qu'ils
occupaient, de les fixer sur une terre étrangère, devenus eux-mêmes
étrangers au territoire de Mégare, et aux coutumes qui y sont
établies. [26] Ainsi, tandis que nos aïeux avaient donné à leur patrie le
nom d'Athènes, d'après celui de la déesse qui avait pris ce pays
sous sa protection,
afin que ceux qui honorent
cette divinité n'abandonnassent jamais la
ville qui porte son nom ; Léocrate, foulant aux pieds lois, patrie,
religion, n'a pas craint de vous priver, autant qu'il dépendait de
lui, du secours même et de la protection des dieux. Non content
d'avoir commis de si grands attentats contre la République, devenu
habitant de Mégare, et profilant des richesses qu'il avait emportées
de chez vous, on l'a vu faire des chargements de grains dans
l'Épire, où il les achetait de la reine Cléopâtre,
les faire porter à Leucade, et de là à Corinthe. [27] Cependant,
citoyens, ce sont là des actes contre lesquels vos lois prononcent
les peines les plus sévères;
elles défendent expressément à tout Athénien de porter des grains
partout ailleurs que chez vous. Et après cela, le coupable qui a
trahi la République dans la guerre, qui a enfreint les lois en
faisant le commerce des grains, pour qui rien n'a été sacré, vous
hésiteriez à le faire mourir pour servir d'exemple aux autres
hommes, lorsque sa vie est entre vos mains, et dépend de vos
suffrages! Vous seriez donc les plus insouciants des mortels, les
moins susceptibles de vous irriter contre les plus grands forfaits!
[28] Au reste, considérez,
Athéniens, que je ne fais qu'apprécier ici les faits avec équité.
Car mon opinion n'est pas que vous deviez prononcer sur de tels
crimes d'après de simples probabilités, mais avec une parfaite
connaissance de la vérité; je ne prétends pas que vous admettiez la
déclaration des témoins sans qu'ils soient soumis à une sévère
épreuve, mais après qu'ils l'auront subie. Aussi, en les citant,
ai-je présenté une requête écrite, où j'ai demandé expressément que
les esclaves de Léocrate fussent appliqués à la torture. Greffier,
lis cette pièce.
(Lecture de la
requête.)
[29] Vous entendez, citoyens,
ma demande expresse. Aussi
Léocrate s'est-il bien gardé d'y
souscrire, et c'était déclarer lui-même qu'il est un traître à la
patrie. Oui, se refuser à la plus forte de toutes les preuves,
c'est reconnaître la vérité des imputations. Qui de vous ignore que,
dans les faits contestés et dont les esclaves de l'un et de l'autre
sexe ont connaissance, il semble très juste, et tout à fait dans
l'esprit de la démocratie, de les soumettre à la question, et de
s'en rapporter aux faits plutôt qu'aux paroles, surtout dans les
affaires d'un intérêt général et d'une grande importance pour
l'Etat? [30] Je suis donc d'autant plus éloigné d'avoir intenté une
action injuste contre Léocrate, que j'ai sollicité, à mes propres
périls, la preuve de son innocence, en appliquant à la question ses
servantes et ses esclaves. Mais le cri de sa conscience l'a empêché
de consentir à ma proposition, il s'y est hautement refusé.
Cependant, Athéniens, les esclaves et les servantes de Léocrate
auraient bien, plutôt nié quelqu'un des faits qui se sont passés,
qu'ils n'auraient consenti à charger faussement leur propre maître.
[31] Malgré tout cela,
Léocrate ne va pas manquer de se récrier, de se donner pour un homme
étranger à ce genre de débats, qui se voit victime de la violence
d'un dénonciateur à gages, d'un harangueur.
Mais vous savez tous, je
pense, que ceux qui font le métier de délateurs, et qui s'y sont
rendus redoutables, ont pour habitude de chercher avec affectation
les points sur lesquels ils pourront, avec avantage, employer de
faux raisonnements contre les accusés; au lieu que, lorsqu'on
intente une accusation légitime, et qu'on peut prouver avec évidence
que les accusés sont réellement coupables, on fait précisément tout
le contraire, comme je ωois ici. [32] Or, voici comment vous devez
raisonner en vous-mêmes sur ce sujet : Quels étaient ceux qu'il
était impossible de séduire et
de tromper, par le talent de la parole, et
par tous les artifices du langage? C'étaient les esclaves de
Léocrate. En les appliquant donc à la question, les esclaves de l'un
et de l'autre sexe devaient naturellement déclarer la vérité tout
entière sur tous les crimes qui lui sont imputes. Cependant Léocrate
s'est refusé à les soumettre à cette épreuve, bien que ces esclaves
soient à lui, et non pas à d'autres. [33] Mais, d'un autre côté, quels
sont ceux qui probablement se laisseront amuser par de belles
paroles, et qui, grâce à la flexibilité de leur caractère, se
laisseront attendrir par des larmes? Ce sont les juges. Voilà, en
effet, où en est venu Léocrate, ce traître à la patrie, qui avait
surtout à craindre qu'on ne trouvât dans la même maison, et ceux qui
devaient fournir la preuve du crime, et l'auteur même du forfait.
Qu'était-il besoin de prétextes, de discours, d'excuses? Le droit
est évident, [34] la vérité facile à reconnaître, la preuve bientôt
fournie. S'il confesse que les faits énoncés dans l'accusation sont
véritables, et de la plus haute importance, que ne subit-il le
châtiment prescrit par les lois? S'il en conteste la vérité,
pourquoi a-t-il refusé de livrer ses esclaves? Voilà pourtant ce que
doit faire un homme accusé de trahison : il doit faire appliquer ses
serviteurs à la torture, il ne doit se refuser à aucune des preuves
qui peuvent le plus produire la conviction. [35] Mais Léocrate n'a rien
fait debout cela, et, convaincu sur son propre témoignage d'avoir
trahi la patrie, la religion et les lois, il viendra vous supplier
de rendre un jugement contraire à ses propres aveux, à son propre
témoignage. Eh! comment serait-il juste, de souffrir qu'un homme qui
s'est ôté tout moyen de défense par beaucoup d'autres causes, et
surtout en se refusant à ce qui est juste, vous trompât sur des
crimes qu'il avoue?
[36] Je crois, Athéniens, que
vous êtes désormais suffisamment instruits et du sujet de la
plainte, et du délit, qui n'est pas contesté; mais je vais remettre
sous vos yeux les circonstances et la grandeur du danger où se
trouvait notre ville
lorsque Léocrate l'abandonna. Greffier,
prends et lis le décret d'Hypéride.
(Décret.)
[37] Athéniens, vous l'avez
entendu : il était prescrit au conseil des Cinq-Cents de descendre
en armes au Pirée, pour veiller à la sûreté du port et pour se
trouver prêts à exécuter ce que le peuple jugerait convenable dans
ces circonstances. Et certes, citoyens, si ceux qui sont dispensés
du service militaire, parce que leur fonction est de délibérer sur
les intérêts de l'État, se trouvaient dans les rangs des soldats,
vous semble-t-il que ce fût une crainte médiocre et ordinaire qui
occupât tous les esprits? [38] C'est alors que Léocrate, ici présent,
s'enfuit de la ville, qu'il fit emporter tout ce qu'il possédait, et
qu'il envoya prendre les objets du culte appartenant à sa famille ;
et il poussa la trahison au point de laisser, par cette résolution,
les temples dépouillés , les murs vides de défenseurs, en un mot, la
ville et le territoire abandonnés. [39] Et cependant, Athéniens, dans ces
temps déplorables, quel est, je ne dirai pas le citoyen, mais
l'étranger qui, ayant eu autrefois occasion de séjourner dans ceτte
ville, n'eût eu compassion de son sort? Quel homme, quelle que fût
sa haine contre le nom ou le peuple athénien, eût pu consentir à
demeurer hors des rangs de ses défenseurs lorsqu'on annonça la
défaite et le désastre qui venaient d'arriver, lorsque tout le monde
était debout et alarmé de ces funestes événements, lorsqu'enfin il
n'y avait plus pour le peuple d'espoir de salut que dans les hommes
au-dessus de cinquante ans? [40] On voyait aux portes des femmes libres,
frappées de terreur, demander avec anxiété des nouvelles d'un époux,
d'un père, d'un frère : malheureuses, réduites à une situation
indigne d'elles, indigne d'Athènes. On voyait des hommes accablés
d'infirmités, d'autres courbés sous le poids des années, et
affranchis par les lois du service militaire, d'autres, sur le
déclin de l'âge, errant çà et là, dans toute la ville, revêtus de
l'habit de guerre.
[41] Mais, parmi tant de
calamités qui affligeaient Athènes, au milieu des maux affreux que
ressentaient les citoyens, ce qui aurait surtout consterné et fait
verser des larmes dans un pareil désastre, c'était de voir le peuple
déclarer par un décret les esclaves libres, les étrangers citoyens,
et les hommes flétris par un jugement rétablis dans leur honneur ;
ce peuple naguère si fier de sa liberté et de pouvoir se dire
autochtone. [42] Et telle fut la révolution qui s'opéra alors dans la
République, qu'accoutumée à combattre auparavant pour la liberté du
reste de la Grèce, elle fut trop heureuse, dans ces circonstances,
de pouvoir lutter avec quelque chance de succès pour son propre
salut; et qu'au lieu d’étendre, comme auparavant, son empire sur de
vastes contrées occupées par les Barbares, elle se vit forcée de
défendre son propre territoire contre les Macédoniens. Enfin, ce
peuple que naguère les Lacédémoniens, les Péloponnésiens et les
Grecs d'Asie appelaient pour les défendre, en fut réduit à faire
venir des secours d'Andros, de Céos, de Trézène et d'Épidaure.
[43] Or, Athéniens, celui
qui, au milieu de pareilles angoisses et d'une telle humiliation,
n'a pas craint d'abandonner la ville; qui s'est refusé à prendre les
armes pour sa patrie, et à s'enrôler sous les ordres des généraux ;
qui, au contraire, a fui lâchement, sans s'inquiéter du salut du
peuple; quel juge ami de la patrie et ayant du respect pour les
dieux, pourrait consentir à l'absoudre par son suffrage? Quel
orateur, appelé pour le défendre, oserait prêter son ministère à un
traître envers l'Etat, qui a refusé de prendre
part au deuil de la patrie, qui n'a voulu
contribuer en rien au salut de la République et du peuple? Et
pourtant, dans ces tristes circonstances, les individus de tout âge
s'empressèrent de concourir à ce généreux dessein : la terre fournit
les arbres qui la couvraient,
les morts eux-mêmes y fournirent leurs sépultures, et les temples
les armes qu'ils recelaient. [44] En effet, pas un citoyen, parmi tous
ceux qui se trouvaient à Athènes, ne resta oisif; les uns
s'occupaient à réparer les murailles, les autres à creuser des
fossés, d'autres enfin à construire des retranchements. Léocrate ne
s'employa à aucun de ces travaux,[45] et vous n'oublierez pas sans doute
cette conduite; vous punirez de mort celui qui n'a voulu ni
contribuer en rien à la défense commune, ni accompagner les
funérailles des guerriers qui sont morts à Chéronée pour le salut du
peuple et pour la liberté; puisqu'il n'a pas tenu à lui que
ces héros ne fussent privés de sépulture,
et qu'en revoyant leur patrie, après huit ans, il n'a pas même rougi
de passer près de leurs tombeaux!
[46] Je ne craindrai pas,
citoyens, d'insister sur ce point; je vous conjure de m'écouter avec
attention, de ne pas regarder cette digression comme étrangère ou
superflue dans une accusation publique. Car les éloges que l'on
donne aux braves sont la condamnation manifeste de ceux qui ont tenu
une conduite tout opposée. D'ailleurs, il est juste, dans les causes
publiques et qui intéressent tout l'Etat, de ne point passer sous
silence la louange due à de généreux guerrier», et désormais
l'unique récompense de leurs
dangers, lorsqu'ils ont sacrifié leur vie
pour le salut commun de l'Etat. [47] En effet, ceux qui allèrent
au-devant de l'ennemi sur les confins de la Béotie, résolus de
combattre pour la liberté des Grecs, ne voulant ni s'en fier à des
murailles pour protéger leur vie, ni abandonner le territoire aux
dévastations des ennemis; mais persuadés que leur valeur les
défendrait mieux que des remparts de pierres, et ne pouvant voir
sans indignation ravager la terre qui les avait nourris. [48] Et c'est
avec raison car, de même que notre affection n'est pas égale pour
les auteurs de nos jours, et pour un père adoptif ; ainsi les hommes
se sentent moins attachés à un territoire récemment conquis, et qui
n'est pas celui qui leur appartient naturellement. Avec une telle
conviction, et affrontant les dangers à l'exemple des héros les plus
braves, ils n'ont pas obtenu le même succès; car, ce n'est qu'après
leur mort qu'ils jouissent du prix de leur vertu, et qu'ils laissent
une gloire immortelle, n'ayant pas été vaincus, mais ayant péri au
poste qui leur avait été assigné pour la défense de la liberté. [49] Et
même, s'il faut dire la vérité, quelque étrange qu'elle puisse
paraître, ils sont morts vainqueurs. Car le prix du combat, pour des
guerriers généreux, c'est la liberté, c'est la gloire ; or, l'une et
l'autre sont le partage de ceux qui ont péri. Au reste, on ne
saurait dire qu'ils aient été vaincus, ceux qui n'éprouvèrent dans
leur cœur aucune crainte à l'approche de l'ennemi; car les guerriers
qui tombent avec honneur sur le champ de bataille, nul ne peut dire
avec justice qu'ils ont été défaits, lorsque, pour échapper à la
servitude, ils cherchent une mort glorieuse. [50] Or, c'est ce qu'a
prouvé la valeur de nos soldats; car en eux seuls semblait respirer
la liberté de la Grèce;
puisque le même instant qui a terminé leur vie, a décidé de
l'esclavage des Grecs, dont l'indépendance a eu le même tombeau que
leurs restes inanimés. Par là, ils ont fait voir avec évidence à
tout le monde qu'ils ne combattaient pas pour eux seuls, mais qu'ils
bravaient la mort pour la liberté de tous. Aussi je ne craindrai pas
de dire que de telles âmes sont la gloire et l'honneur de la patrie.
Mais, ce qui justifie un si noble dévouement, c'est que vous seuls,
Athéniens, entre tous les Grecs, savez honorer la valeur. [51] En effet,
vous trouverez chez les autres peuples des statues élevées à des
athlètes, dans les places publiques;
ce n'est que chez vous qu'on voit celles des grands capitaines, et
celles des hommes généreux qui ont immolé un tyran. Au reste, il est
vrai de dire qu'on ne trouve qu'à peine, même dans toute la Grèce,
quelques hommes de ce caractère; tandis que toutes les villes ont
fourni des athlètes qui ont mérité la couronne. De même donc que
vous décernez les plus grands honneurs à ceux qui ont rendu de tels
services, ainsi il est juste d'infliger les châtiments les plus
sévères à ceux qui déshonorent et trahissent la patrie.
[52] Et considérez,
Athéniens, qu'il n'est pas même en votre pouvoir d'absoudre
Léocrate; car le crime qu'il a commis a déjà été jugé et condamné.
En effet, le tribunal de l'Aréopage (et qu'on ne murmure point sur
cet exemple, car je suis persuadé que ce fut alors la décision la
plus salutaire pour l'État); ce tribunal, dis-je, condamna à mort,
comme ennemis publics, lorsqu'on les eut pris, ceux qui
abandonnèrent la patrie dans ces circonstances. Cependant, vous ne
devez pas croire, Athéniens, que les hommes qui jugent avec un
scrupule religieux des étrangers accusés de meurtre, pussent
consentir à se rendre eux-mêmes coupables d'un pareil crime envers
des citoyens. D'ailleurs,
tous
avez condamné vous-mêmes Autolycus, [53] qui n’avait point cherché
à se soustraire personnellement au danger, mais qui n'était accusé
que d'y avoir dérobé sa femme et ses enfants ; vous l'avez puni ; et
si vous avez usé de cette sévérité envers un citoyen coupable
d'avoir soustrait aux dangers des personnes qui ne pouvaient être
d'aucun secours dans la guerre, à quoi ne doit pas s'attendre
l'homme qui, dans la force de l'âge, a refusé de payer sa dette à
l'État qui l'a nourri? Outre cela, le peuple, regardant cette action
comme criminelle, déclara par un décret que ceux qui refuseraient de
s'exposer pour la patrie, étaient coupables de trahison, les jugeant
dignes du dernier supplice. [54] Or, prononcerez-vous un arrêt contraire
à la décision donnée par le tribunal le plus équitable, consacrée
par vous-mêmes, qui étiez appelés à juger, confirmée par un décret
du peuple, qui ordonne en pareil cas la punition la plus sévère? Ce
serait vous montrer les plus insensés des hommes, et vous mettre
dans le cas de ne trouver presque plus personne qui voulût exposer
sa vie pour vous
défendre.
[55] Il est donc évident,
citoyens, que Léocrate est coupable de tous les crimes qui lui sont
imputés : cependant, j'entends dire qu'il cherchera à vous abuser,
en alléguant qu'il s'était embarqué comme négociant, et qu'il était
allé à Rhodes pour les affaires de son commerce. Si donc il allègue
ce motif, voyez combien il vous sera facile de le convaincre de
mensonge. Car d'abord, ce n'est pas du rivage même, ni en
s'échappant par une porte dérobée, qu'on s'embarque pour des
affaires de commerce; mais c'est du port, à la vue de tout le monde,
accompagné de ses amis. Ensuite, un négociant ne part pas avec une
courtisane et avec des servantes; mais seul, avec un esclave pour le
servir. [56] D'ailleurs, quel besoin pouvait avoir un Athénien, comme
négociant, de séjourner cinq ans à Mégare, d'y faire apporter les
objets du culte de ses pères, et de vendre la maison
qu'il avait ici, si ce n'était se déclarer
lui-même un traître envers la patrie, un homme coupable de la plus
grande injustice envers ses concitoyens? Ce serait donc une chose
tout à fait absurde, si, tandis que lui-même s'attendait à une
punition sévère, vous veniez à l'absoudre, étant maîtres de le
condamner. Mais, outre cela, je ne crois pas que vous
deviez admettre une pareille justification; [57] car pourrait-on
voir sans indignation (lorsque ceux qui étaient absents pour leur
commerce s'empressaient de venir au secours de la ville), que cet
homme seul, dans de telles circonstances, se fût embarqué pour ses
affaires, dans un moment où personne ne songeait à augmenter sa
fortune, et où l'on s'occupait uniquement des moyens de conserver ce
qu'on possédait?
Mais je voudrais bien
qu'il nous dit par quelles opérations de commerce il aurait pu se
rendre plus utile à la République qu'en se mettant sous les ordres
des généraux, et en combattant dans nos rangs pour repousser
l'ennemi qui nous
attaquait. Quant à moi, je ne vois pas de service qui pût valoir
celui-là. [58] Il mérite donc toute notre indignation, non seulement pour
une pareille conduite mais aussi pour une pareille apologie. Il a
même évidemment avancé un impudent mensonge; car auparavant il
n'avait jamais exercé cette profession, mais il avait des ateliers
de forgerons, et depuis l'époque de son départ, pendant une absence
de six ans, il n'apporta jamais de marchandises de Mégare. Enfin,
étant encore intéressé dans la ferme du droit de cinquantième, il
n'aurait pas voulu renoncer à cette entreprise et s'absenter pour
des affaires de commerce. Si donc il ose dire quelque chose de
pareil sur ce sujet, je crois bien qu'il ne vous persuadera pas.
[59] Peut-être viendra-t-il
alléguer une raison que quelques-uns de ses défenseurs lui ont
conseillé de mettre en avant : c'est qu'on ne saurait lui imputer de
trahison, attendu qu'il
n'était maître ni des arsenaux, ni des
ports, ni de l'armée, ni enfin d'aucune chose dans l'Etat. Pour moi,
je crois que ceux qui étaient maîtres de ces choses auraient
peut-être pu trahir quelque partie de votre puissance, au lieu qu'il
a trahi la République entière. D'ailleurs, la perfidie de ceux-ci ne
peut compromettre que les vivants, tandis qu'il a livré même les
morts, et qu'il a dépouillé le pays des objets consacrés au culte
par les lois de vos pères. [60] De plus, la ville, en supposant qu'elle
eût été trahie par ceux-là, aurait pu encore être habitée; au lieu
que, tombée dans la servitude, de la manière qu'il l'a abandonnée,
il était désormais impossible que des citoyens l'habitassent. Enfin,
quels que soient les malheurs qui accablent un Etat, il peut se
relever par quelque heureuse révolution : mais quand il a été
entièrement détruit, personne ne peut plus conserver d'espérance.
Car, de même qu'un homme dans le malheur peut, tant qu'il vit,
conserver l'espoir d'une meilleure fortune, au lieu que le coup qui
lui ôte la vie lui enlève aussi tous les moyens de bonheur : ainsi,
il n'y a plus pour les Etats de bonheur à attendre, quand ils ont
été renversés. [61] Car, s'il faut dire la vérité, la mort d'un Etat
c'est d'être bouleversé. Et en voici une preuve bien remarquable.
Notre ville fut, dans les anciens temps, asservie par des tyrans, et
en dernier lieu par les Trente; ses murailles furent même détruites
par les Lacédémoniens; cependant nous fumes délivrés de ces deux
calamités, et depuis, la Grèce nous a jugés dignes d'être les
protecteurs de sa liberté. [62] Or, cela n'eût jamais arrivé à aucune
ville qui eût été entièrement détruite. Et d'abord (s’il est permis
de citer un exemple de la plus haute antiquité), qui n'a pas entendu
parler de cette Troie, qui fut la plus puissante des cités dans ces
temps-là, et dont la domination s'étendait sur toute l'Asie? Qui ne
sait qu'une fois renversée par les Grecs, elle n'a jamais été
habitée depuis? et que, d'un autre
côté, Messène, cinq cents ans après,
n'a pu être habitée que par un ramas d'étrangers?
[63] Peut-être quelqu'un des
défenseurs de Léocrate osera-t-il dire, pour atténuer son crime, que
rien de pareil ne pourrait jamais arriver par la faute d'un seul
homme : et ils n'ont pas honte de vous
présenter une pareille apologie, pour laquelle ils
mériteraient d'être punis de mort! S'ils conviennent qu'il a
abandonné la patrie, qu'ils vous laissent, d'après cet aveu,
apprécier l'étendue du crime. Mais, si l'on prétend qu'il n'est
nullement coupable, n'y a-t-il pas de la démence à dire qu'il ne
pouvait rien aux événements? [64] Je crois au contraire, Athéniens, que
le salut de la ville tout entière était dans ses mains; car elle ne
subsiste qu'autant qu'elle est défendue et conservée par chaque
individu, pour sa part; lors donc qu'on la néglige en quelque chose,
on ne voit pas que c’est l'abandonner entièrement.
Au reste, Athéniens, il
est facile de voir la vérité de ce que j'avance, en considérant
quelle a été la pensée des anciens législateurs. [65] Car s'ils
punissaient de mort celui qui avait dérobé cent talents, ils
n'infligeaient pas une moindre peine à celui qui n'avait dérobé que
dix drachmes; s'ils faisaient mourir le sacrilège qui avait ravi des
objets précieux dans les temples, ils ne punissaient pas moins
rigoureusement celui qui n'avait dérobé que des choses de peu de
valeur ; enfin, s'ils privaient du droit de cité le meurtrier d'un
homme libre, ils ne condamnaient pas a l'amende le meurtrier d'un
esclave. Mais ils décernaient également la peine de mort pour toutes
les sortes de délit, même pour les moins graves. [66] C'est qu'ils ne
considéraient point la nature spéciale du délit commis, et qu'ils
n'en appréciaient
pas la gravité d'après cette mesure; mais
ils considéraient seulement si le délit était de nature à produire,
en se propageant, un grand mal parmi les hommes. En effet, il eût
été absurde d'envisager la question sous tout autre point de vue.
Supposons, en effet,
Athéniens, qu'un homme, se glissant dans le temple de Cybèle, y eût
effacé une seule de vos lois, et qu'ensuite il vint dire pour sa
défense que le salut de l'État ne tenait pas à cette loi ; ne le
condamneriez-vous pas à mort? Et ce serait justice, si vous vouliez
conserver les autres lois : [67] de même donc, vous devez punir cet
homme, si vous voulez rendre les autres citoyens meilleurs; et vous
ne considérerez pas s'il est le seul qui soit dans ce cas, mais
quelle est la nature du fait qu'on lui reproche. Je regarde
assurément comme un bonheur pour vous qu'il ne se soit pas trouvé
beaucoup de gens comme lui; mais je n'en suis pas moins persuadé
qu'il mérite un châtiment d'autant plus rigoureux que, seul entre
tous les citoyens, il s'est occupé non du salut public, mais de sa
sûreté personnelle.
[68] Mais ce qui m'indigne
surtout, citoyens, c'est d'entendre un des partisans de cet homme
dire que ce n'est pas trahir que d'avoir quitté la ville, puisque
aussi bien nos ancêtres, abandonnant jadis leurs murailles, dans le
temps de la guerre contre Xerxès, passèrent à Salamine. Et l'on est
assez insensé, et l'on vous méprise assez, pour comparer à la plus
généreuse des résolutions la conduite la plus infâme! [69] Car, dans
quels lieux n'a-t-on pas célébré la vertu de ces héros? Quel est
l'homme, si susceptible d'une basse jalousie, si étranger à tout
sentiment d'honneur; qui ne souhaitât d'avoir eu part a leurs
exploits? Au fait, ils n'abandonnèrent point la ville; mais ils ne
firent que changer de lieu, ayant pris la plus noble résolution dans
le danger qui les menaçait. [70] En effet, Étéonicos de Lacédémone,
Adimante de Corinthe et la flotte des Eginètes devaient, à
l'approche de la nuit, pourvoir à leur propre salut : mais nos
ancêtres, abandonnés de tous les Grecs, les rendirent malgré eux à
la liberté, les ayant forcés de combattre sur mer, près de Salamine,
contre les Barbares. Seuls ils ont obtenu sur les ennemis, aussi
bien que sur les alliés, la supériorité qui convenait à l'égard des
uns et des autres; surpassant ceux-ci par leurs bienfaits, et
ceux-là par la victoire qu'ils remportèrent en combattant. Y a-t-il
donc là quelque chose qui ressemble à la conduite d'un homme qui,
fuyant sa patrie, s'est retiré à Rhodes après une navigation de
quatre jours? [71] Quelqu'un de ces hommes généreux aurait-il pu
supporter une telle action? N'auraient-ils pas lapidé celui qui
déshonorait leur héroïque bravoure? Car ils chérissaient tous à tel
point leur patrie, qu'il s'en fallut peu qu'ils ne lapidassent
Alexandre,
l'envoyé de Xerxès et auparavant leur hôte, pour leur avoir demandé
la terre et l'eau. Et lorsqu'ils croyaient devoir tirer vengeance
d'une simple parole, n'auraient-ils pas puni du dernier supplice
celui qui livrait Athènes aux mains des ennemis?
[72] Aussi, pour avoir
conservé de tels sentiments, demeurèrent-ils pendant
quatre-vingt-dix ans les chefs de la Grèce:
ils dévastèrent la Phénicie et la Cilicie; ils remportèrent une
double victoire par terre et par mer près du fleuve Eurymédon ; ils
prirent cent trirèmes, qu'ils enlevèrent aux Barbares; ils portèrent
le ravage sur toutes les côtes de l'Asie ; [73] et, pour comble de
gloire, non contents du trophée élevé à Salamine, ils assignèrent
aux Barbares les limites qu'il leur était défendu de franchir par
respect pour la liberté de la Grèce; ils stipulèrent par un traité
que
ceux-ci ne pourraient naviguer avec des vaisseaux de guerre au-delà
des îles Cyanées et du territoire de Phasélis; enfin ils assurèrent
l'indépendance, non seulement des Grecs d'Europe, mais de ceux qui
étaient établis en Asie. [74] Et cependant peut-on supposer que si tous,
ayant des sentiments pareils à ceux de Léocrate, avaient pris la
fuite, un seul de ces glorieux exploits eut pu avoir lieu, ou qu'il
vous fût possible d'habiter encore cette contrée? De même donc,
Athéniens, que vous savez louer et honorer les gens de cœur, il faut
que vous sachiez aussi haïr et punir les lâches, Léocrate surtout,
qui n'a montré pour vous ni crainte ni respect.
[75] Considérez d'ailleurs
quels ont été, dans tous les temps, vos sentiments et votre manière
de penser sur ce sujet; car il est bon, quoique vous ne l'ignoriez
pas, d'y arrêter votre attention. Assurément vos lois anciennes, et
les mœurs de ceux qui, dans le principe, ont établi cet ordre de
choses, font l'éloge de la République. Si donc vous y restez
fidèles, non seulement vous agirez avec justice; mais votre
conduite, digne d'un pareil gouvernement, vous attirera la
vénération de tous les hommes. [76] En effet, il existe chez vous un
serment que prêtent tous les citoyens lorsque, parvenus à
l'adolescence, ils se sont fait inscrire sur le registre civil : ils
jurent de ne point flétrir leurs armes sacrées, de ne point
abandonner leur poste, de défendre la patrie et de la laisser plus
florissante à leurs descendants. Or, si Léocrate a prêté ce serment,
il est manifestement coupable de parjure; et non seulement il a été
injuste envers vous, mais il a violé le respect dû à la religion.
S'il ne l'a pas prêté, il est clair, dès lors, qu'il était résolu à
n'accomplir aucun de ses devoirs ; et pour ce motif, vous le punirez
avec justice du crime dont il est coupable envers vous et envers les
dieux. [77] Mais je veux que vous entendiez le serment lui-même ; lis,
greffier,
SERMENT
DES JEUNES ATHÉNIENS.
« Je ne déshonorerai pas
mes armes; je n'abandonnerai pas le compagnon dont je partagerai le
poste. Soit seul; soit en troupe, je défendrai les objets sacrés et
civils. Je ne laisserai pas à mes enfants la patrie moins
florissante que je l'aurai reçue; j'ajouterai, au contraire, à sa
prospérité. Je me soumettrai aux jugements des tribunaux. J'obéirai
aux lois maintenant en vigueur, aux lois que le peuple établira à
l'avenir. Si un citoyen tente de les abolir, ou refuse de s'y
soumettre, je ne le souffrirai pas. Seul, ou avec tous les autres,
je défendrai la religion transmise par nos pères. Je prends les
dieux à témoin de ce serment.
»
Que de générosité et de
piété dans ce serment, Athéniens ! Pour Léocrate, il a fait tout le
contraire de ce qu'il prescrit; aussi, peut-on être plus impie, plus
traître envers la patrie qu'il ne l'a été? Peut-on plus lâchement
déshonorer ses armes, qu'en refusant de les prendre et de repousser
les ennemis? N'a-t-il pas évidemment abandonné son compagnon et
déserté son poste, celui qui n'a pas même voulu s'enrôler et se
montrer dans les rangs? [78] Où donc aurait-il pu défendre tout ce qu'il
y a de saint et de sacré, celui qui s'est dérobé à tous les dangers?
Enfin, de quelle plus grande trahison pouvait-il se rendre coupable
envers la patrie, puisque, délaissée autant qu'il était en lui, elle
tombait au pouvoir des ennemis ? Et vous ne condamneriez pas à mort
cet homme coupable de tous les forfaits! Qui donc punirez-vous? Ceux
qui n'ont commis qu'un seul attentat de ce genre? Il sera donc
facile d'en commettre sous vos yeux d'épouvantables, si vous vous
montrez plus irrités contre ceux qui sont moins graves?
[79] Cependant, citoyens, il
faut que vous sachiez que le serment est le lien de la démocratie.
Car trois classes d'hommes composent une république : les
magistrats, les juges
et les simples citoyens. Aussi le serment est-il la garantie que
l'on exige de chacun d'eux, et avec raison. Car bien des gens en
commettant des délits qui échappaient aux regards des hommes, non
seulement ont su se soustraire aux dangers présents; mais même ont
évité pour toujours la punition due à leurs crimes. Mais, en se
parjurant, on n'échappe point à l'œil des dieux, on n'évite point le
châtiment; et, si ce n'est l'auteur même du parjure, au moins ses
enfants et toute sa race tombent dans les plus cruelles infortunes.
[80] C'est pour cette raison, ô juges! que près de Platée, tous les
Grecs, au moment de se ranger en bataille pour combattre les forces
de Xerxès, crurent devoir prendre avec eux-mêmes cet engagement
sacré : et ce ne fut pas une chose nouvelle qu'ils imaginaient, ils
ne firent qu'imiter la formule de serment usitée chez vous. Mais il
n'en est pas moins utile de vous la faire entendre; car ou y voit
avec évidence la preuve écrite de leur vertu. Donnes-en aussi
lecture.
SERMENT.
[81] « Je ne préférerai point
la vie à la liberté ; je n'abandonnerai mes chefs ni vivants, ni
morts ; j'ensevelirai tous ceux des alliés qui auront péri les armes
à la main. Vainqueur des Barbares, je ne dévasterai aucune des
villes qui auront combattu pour la Grèce; quant à celles qui auront
pris le parti de l'ennemi, je les décimerai toutes.
Je ne relèverai jamais aucun des temples
brûlés ou renversés par les Barbares; mais je laisserai à l'avenir
ce monument de leur impiété.
»
[82] Aussi, Athéniens,
restèrent-ils si religieusement fidèles à ce serment, que la
bienveillante assistance des dieux ne les abandonna point ; et,
entre tous les Grecs qui affrontèrent le danger, nos citoyens
surtout se couvrirent de gloire. Or, que pourrait-il y avoir de plus
déplorable que de penser (lorsque nos ancêtres n'ont pas craint de
braver la mort pour ne pas déshonorer la République) que vous ne
puniriez pas ceux qui l'ont couverte d'opprobre, et que vous
verriez d'un œil indifférent cette gloire qui appartient à
tous, qui a été acquise par tant de fatigues et de travaux, effacée
et comme anéantie par l'infamie de tels misérables!
[83]
Cependant,
Athéniens, c'est surtout à vous, entre tous les Grecs, qu'une telle
insouciance ne saurait être permise.
Mais je veux vous
raconter quelques faits des anciens temps qui puissent vous offrir
des exemples propres à vous inspirer une résolution plus honorable
dans cette affaire, et dans d'autres circonstances. Car notre ville
a ce noble et glorieux privilège, qu'elle a offert aux Grecs le
modèle des actions généreuses, et que nos ancêtres l'emportèrent
autant
sur les autres hommes par l'éclat de leur
vertu, qu'elle l'emporta sur toutes les autres villes par
l'antiquité de, son origine.
[84] Sous le règne de Codrus,
les Péloponnésiens, se voyant forcés par la disette d'abandonner
leur pays, résolurent de marcher en armes contre notre ville, d'en
chasser nos ancêtres, et de se partager le territoire de l'Attique.
Et d'abord ils envoyèrent à Delphes consulter l'oracle et demander
au dieu s'ils parviendraient à s'emparer d'Athènes. Le dieu leur
ayant répondu qu'ils prendraient la ville s'ils ne tuaient pas
Codrus, roi des Athéniens, ils dirigèrent leur armée sur Athènes.
[85] Cependant Cléomantis, un des habitants de Delphes, informé de la
réponse de l'oracle, en donna secrètement avis aux Athéniens; tant
nos ancêtres, comme vous voyez, surent dans tous les temps se
concilier la bienveillance même des étrangers! Mais, lorsque les
Péloponnésiens eurent envahi l'Attique, que firent nos ancêtres,
citoyens? Ils ne se hâtèrent pas de fuir à d'abandonner le pays,
comme Léocrate; ils ne livrèrent pas aux ennemis la terre qui les
avait nourris et les objets de leur culte; mais, quoique en petit
nombre, ils se laissèrent assiéger et enfermer, endurant les plus
cruelles souffrances pour leur patrie. [86] Et telle était la générosité
de ceux qui régnaient alors, Athéniens, qu'ils aimaient mieux mourir
pour le salut de leurs sujets, que de vivre en changeant de pays.
Aussi dit-on que Codrus, ayant averti les Athéniens de faire
attention a eux-mêmes quand il aurait perdu la rie, se couvrit des
haillons de la misère, afin de pouvoir tromper les ennemis, et,
ayant franchi secrètement les portes, s'en alla ramasser du bois sec
en avant de la ville. Cependant, deux soldats du camp s'étant
avancés vers lui pour l'interroger sur ce qui se passait dans
Athènes, il en tua un avec sa faux, et l’étendit à ses pieds. Alors,
l'autre, enflammé de colère contre Codrus, et croyant que ce n'était
qu'un mendiant, tira son épée et
tua le roi. Après cet événement, les
Athéniens, envoyant un héraut vers les ennemis, leur firent demander
le corps de Codrus pour lui donner la sépulture, leur déclarant la
vérité tout entière. Les Péloponnésiens le rendirent en effet; mais,
reconnaissant qu'ils ne pouvaient plus se rendre maîtres du pays,
ils se retirèrent. Cependant la ville accorda à Cléomantis de
Delphes et à ses descendants, pour toujours, le droit d'être nourris
dans le Prytanée.
[88] Voyez si ceux qui
régnaient alors aimaient la patrie à la manière de Léocrate, eux qui
préféraient de mourir pour elle, en trompant les ennemis, et de
sacrifier leur propre vie pour le salut de tous. Aussi sont-ils les
seuls qui aient donné leurs noms à la contrée, ayant obtenu des
honneurs pareils à ceux qu'on rend aux dieux. Et avec raison ; car
il était juste que cette terre, pour laquelle ils eurent pendant
leur vie une affection si vive et si tendre, devînt comme leur
héritage après leur mort. [89] Mais pour Léocrate, ni vivant ni mort, il
ne saurait y avoir aucun droit; et il est le seul que l'on pût
légitimement bannir d'un territoire qu'il a livré par sa fuite aux
ennemis; car il serait honteux que la même terre couvrit ceux qui se
sont illustrés par leur valeur, et le plus lâche des hommes.
[90] Cependant il a hasardé
de dire (et il vous le dira peut-être encore) que jamais il n'aurait
pu se résoudre à paraître en jugement, s'il s'était senti coupable
du crime dont on l'accuse ; comme si tous ceux qui ont commis des
vols et des sacrilèges n'avaient pas recours à un pareil argument,
qui ne prouve point qu'ils n'ont pas fait le crime, mais qui montre
seulement l'excès de leur impudence. Car ce n'est pas cela qu'il
faut alléguer : il faut dire qu'il ne s'est pas embarqué, qu'il n'a
point abandonné la ville, qu'il n'a point demeuré à Mégare; ce sont
là des preuves positives. [91] Quant à sa présence dans ces lieux, elle
me semble l'effet des desseins d'une divinité, qui a voulu l'amener
subir son châtiment ; et, puisqu'il s'est dérobé à de glorieux
dangers, lui faire trouver une mort infâme
et ignominieuse, en le faisant tomber entre les mains de ceux qu'il
a trahis. En effet, s'il avait vécu ailleurs dans l'infortune, on
n'aurait pas encore vu clairement que c'était une punition ; mais
ici, chez ceux qu'il a trahis, il est évident qu'il porte la peine
due à ses crimes. [92] Car la première chose que font les dieux c'est de
troubler le jugement des hommes coupables; et un ancien poète me
semble avoir laissé comme un oracle à la postérité, dans ces vers :
Tous ceux que Jupiter
veut punir de leurs crimes,
Et que de sa justice il
marque pour victimes,
Il les frappe d'abord de
vertige et d'erreur ;
Et leur égarement va
jusqu'à la fureur.
[93] Quel est en effet, parmi
nous, le vieillard qui ne se ressouvient pas, ou le jeune homme qui
n'a pas entendu parler de Callistrate? de cet homme qui, condamné à
mort par la République, prit la fuite, et, sur la réponse qui lui
fut donnée par l'oracle de Delphes que, s'il allait à Athènes, il y
tramerait les lois, revint dans cette ville, se réfugia près de
l'autel des douze dieux, et n'en subit pas moins sa condamnation?
Or, c'était justice : car pour les coupables, trouver les lois,
c'est être puni. Le dieu fit bien de livrer le criminel à la
vengeance de ceux qu'il avait offensés;
car il serait affreux que les mêmes signes se manifestassent aux
hommes pieux et aux scélérats.
[94]
Je crois, quant à moi, citoyens, que
les dieux ont l'œil ouvert sur toutes les actions des hommes; mais
leur surveillance a surtout pour objet le respect envers les auteurs
de nos jours, envers ceux qui ne sont plus, et les sentiments de
piété qui leur sont dus. Rien de plus juste : car c'est une
monstrueuse impiété, je ne dis pas d'outrager ceux de qui nous avons
reçu l'existence, et qui nous ont comblés de biens, mais même de ne
pas consacrer notre vie à les servir.
Le récit que je vais rappeler, bien
que fabuleux en apparence, ne sera pas inutile aux jeunes citoyens
qui m'écoutent. [95] On dit que, dans la Sicile, l'Etna vomit autrefois
un torrent de feu, qui se répandit dans diverses parties de cette
contrée, et, entre autres, vers une des villes de cette île.
Tous les habitants s'empressèrent de prendre la fuite; chacun ne
s'occupait que de son propre salut : mais un jeune homme, qui vit
son père, déjà vieux, dans l'impossibilité de s’éloigner et prêt à
être enveloppé par le torrent, le prit sur ses épaules pour
l'emporter. Retardé dans sa fuite, sans doute par le fardeau qu'il
portait, il se trouva lui-même entouré par les feux. Or, c'est ici
qu'il faut admirer combien la divinité se montre favorable aux
hommes vertueux : car on ajoute que les flammes formèrent comme une
enceinte autour de cet endroit, et que ces deux individus seuls
échappèrent à la mort; d'où vient que l'on donne encore à ce lieu-là
le nom de Place de la Piété.
Quant à ceux qui avaient mis tant de précipitation à fuir, et qui
avaient abandonné leurs parents, ils périrent tous. [97] C'est donc à
vous, sur un pareil indice de la volonté des dieux, de condamner
d'une voix unanime celui qui, autant qu'il dépendait de lui, s'est
rendu coupable des plus grands forfaits envers les dieux, qu'il a
privés des honneurs que leur rend la patrie ; envers les pères et
les mères, qu'il a livrés aux ennemis ; enfin, envers les morts
eux-mêmes, qu'il a mis dans le cas de ne pas obtenir les honneurs
qui leur sont dus.
[98] D'ailleurs, réfléchissez-y, Athéniens;
car je vais insister encore sur ces antiques exemples, puisque vous
ne pourrez qu'approuver, quand vous en aurez entendu le récit, les
actions par lesquelles on s'efforçait alors d'acquérir de la gloire.
On raconte, en effet, qu'Eumolpe, fils de Neptune et de Chioné,
était venu, à la tête des Thraces, pour soutenir ses prétentions sur
cette contrée : c'était, dans ce temps-là, Érecththée qui régnait à
Athènes, ayant épousé Praxithée, fille de Céphise. Au moment de voir
le pays envahi par une puissante armée, le roi alla à Delphes
interroger le dieu sur ce qu'il avait à faire pour vaincre ses
ennemis. [99] Apollon lui ayant répondu que, s'il sacrifiait sa fille
avant que d'engager la bataille, il serait vainqueur des Thraces, il
n'hésita point à faire ce qui lui était commandé par l'oracle, et
chassa du pays ceux qui étaient venus l'attaquer. [100] Aussi peut-on
justement louer Euripide de ce que, étant d'ailleurs un excellent
poète, il a choisi cette fable pour sujet d'une de ses tragédies,
persuadé que les actions de ces princes pourraient offrir aux
citoyens un modèle sublime, dont la vue et la contemplation feraient
naître dans leurs âmes l'amour de la patrie. Et vous aimerez,
Athéniens, à entendre les paroles qu'il met dans la bouche de
Praxithée, mère de la jeune fille ; car vous y reconnaîtrez une
grandeur d'âme et une générosité dignes d'Athènes et de la fille de
Céphise :
« Ce qu'il y a de plus touchant au
monde, c'est sans doute un bienfait généreusement accordé; mais ceux
qui en diffèrent longtemps l'accomplissement, quoique disposés à
l'accorder, n'ont que des âmes communes. Quant à moi, je livrerai ma
fille pour être immolée : bien des motifs me déterminent à ce
sacrifice : d'abord cette ville, plus excellente qu'aucune autre
qu'on puisse trouver, habitée par un peuple qui n'a point été amené
de quelque pays étranger; car nous sommes nés du sein de la terre,
au lieu que les autres villes se composent d'hommes arrivés de
diverses contrées, ou d'autres cités. Or, tout homme qui habite une
ville où il s'est établi après avoir quitté sa patrie, n'est citoyen
que de nom, il ne l'est pas de fait. D'ailleurs nous n'avons des
enfants que dans la vue de nourrir en eux des protecteurs pour les
autels des dieux, des défenseurs de la patrie. Or, quoiqu'elle n'ait
qu'un seul nom, elle comprend un grand nombre d'habitants : comment
donc pourrais-je consentir à les laisser tous périr, lorsqu'il est
possible de livrer à la mort une seule personne, pour le salut de
tous? Car, si je sais compter et distinguer le plus du moins,
l'infortune d'une seule famille n'est pas un plus grand mal que
celle de toute une ville, ce n'est pas même un malheur égal. Si, au
lieu de filles timides, ma maison avait pour soutien un rejeton
mule, et que les flammes de la guerre vinssent l'assaillir, la
crainte de voir périr mon fils m'empêcherait-elle de l'envoyer aux
combats de la lance? Oh! que n'ai-je des enfants capables de
combattre avec honneur dans les rangs des guerriers, et non pas de
vains fantômes, dont la naissance fut sans utilité pour l'Etat! Mais
les larmes des mères, lorsqu'elles se séparent de leurs fils, qui
volent pleins d'ardeur aux combats, en amollissent un grand nombre.
Je hais ces femmes qui préfèrent à l'honneur, la vie de leurs
enfants, et qui leur conseillent de lâches actions. Toutefois,
lorsqu'ils sont tombés sur le champ de bataille, parmi de nombreux
combattants, ils n'obtiennent qu'une sépulture commune et une égale
gloire. Ma fille, au contraire, mourant seule immolée pour son pays,
méritera une couronne immortelle; clic sauvera sa mère, son père et
ses deux sœurs : y a-t-il donc là rien à quoi il ne soit honorable
de consentir? D’ailleurs, celle que je vais donner pour le salut du
pays, n’est ma fille que par l’ordre de la nature : car, si la ville
est prise, quel droit ai-je encore sur mes enfants? Ah! quand je
devrais conserver toute ma famille, d’autres ne régneront pas ici;
mais c’est l’État que je veux sauver. Non, prince, jamais je ne
consentirai qu’on abolisse les antiques lois de nos aïeux, dont la
conservation tient à celle de tout le peuple. Non, jamais Eumolpe,
ni les guerriers de la Thrace ne pareront de guirlandes, au lieu de
la Gorgone d’or qui orne le bouclier de Minerve, le trident enfoncé
par Neptune dans le sol de la citadelle; non, jamais le culte de
notre déesse ne sera aboli. Disposez, citoyens, disposez de celle à
qui j’ai donné le jour! soyez sauvés, soyez vainqueurs! Car je ne
saurais consentir, au prix d’une seule vie, que cet Etat périsse. O
patrie! puissent tous ceux qui habitent dans ton sein, te chérir
comme je le fais! alors notre vie serait heureuse, alors tu n’aurais
à craindre aucune infortune!
[101] Voilà, citoyens, comment on
instruisait, comment on élevait nos pères: car, toutes les femmes,
ayant naturellement une vive tendresse pour leur famille, le poète a
fait celle-ci plus dévouée à la patrie qu’à ses enfants; donnant à
entendre par là que, si des femmes ont le courage d’agir ainsi, le
devoir des hommes est d’avoir pour la patrie un dévouement sans
bornes, de ne point l’abandonner en fuyant lâchement, et de ne point
la déshonorer aux yeux de tous les Grecs, comme a fait Léocrate.
[102] Mais je veux encore vous citer
quelques vers d’Homère, car vos pères regardaient ce poète comme si
parfait, qu’ils ordonnèrent par une loi que tous les cinq ans, à la
fête des Panathénées, on réciterait ses vers, à l’exclusion de ceux
de tous les autres poètes;
faisant voir ainsi aux Grecs le prix qu’ils attachaient aux
merveilleuses actions. Et avec raison; car les lois, dans leur
langage concis, n’enseignent pas, mais prescrivent ce qu’il faut
faire; au lieu que les poètes, en nous présentant une fidèle
imitation de la vie humaine, en choisissant les actions les plus
glorieuses, font naître, par raisonnement et par démonstration, la
persuasion dans le cœur des hommes. [103] Voici donc ce qu’Hector, pour
enflammer le courage des Troyens, dit en parlant de la patrie :
Combattez, détruisez les Grecs et
leurs vaisseaux !
Qu’ils meurent embrasés, abîmés sous
les flots !
Sous leur lance ou leurs dards si l’un
de vous succombe,
Mourant pour le pays, avec honneur il
tombe,
Sa veuve, ses enfants, opulents
héritiers,
Garderont ses palais et ses biens tout
entiers,
Lorsque, sur leurs vaisseaux regagnant
la patrie,
Les Grecs revoleront vers leur terre
chérie.
[104] Enflammés à la lecture de ces vers,
Athéniens, et cherchant à imiter de pareilles actions, vos ancêtres
conçurent une telle ardeur pour la vertu, qu’ils aspiraient à
mourir, non seulement pour leur Patrie, mais pour la Grèce entière,
qu’ils regardaient comme la Patrie commune. Aussi, ceux qui
soutinrent à Marathon le choc des Barbares, triomphèrent-ils des
forces de toute l’Asie, conquérant, au péril de leur vie,
l’indépendance de tous les Grecs; et, loin de s’enorgueillir de leur
gloire, mais en s’appliquant à faire des exploits qui en fussent
dignes, ils s’élevèrent au rang de protecteurs des Grecs et de
maîtres des Barbares. Car ce n’était pas seulement par des paroles
qu’ils montraient leur zèle pour la vertu, mais il éclatait à tous
les yeux dans leurs actions.
[105] En effet, les citoyens de cette ville
étaient alors si renommés par leurs vertus publiques et privées, que
l’oracle répondit aux Lacédémoniens, les plus valeureux des hommes,
lorsqu’autrefois ils faisaient la guerre aux Messéniens, qu’en
prenant parmi nous un général, ils vaincraient leurs ennemis. Et
certes, si le dieu jugea les chefs pris dans notre sein plus
vaillants que les descendants d’Hercule, qui s’étaient succédé sur
le trône de Sparte, quelle idée ne doit-on pas se faire de leur
indomptable courage? [106] Car, qui ne sait qu’ils reçurent de notre ville
Tyrtée,
sous la conduite duquel ils vainquirent leurs ennemis, et dont les
conseils les aidèrent à régler chez eux l’éducation de la jeunesse?
Résolution couronnée par le succès, non seulement dans le danger
pressant qui les menaçait, mais pour toute la suite des temps. Car
il leur laissa les élégies qu’il avait composées, [107] et qu’il leur
suffit d’entendre pour apprendre à devenir braves. Aussi, quoiqu’ils
ne fassent aucun cas des autres poètes, ils ont conçu pour celui-ci
un tel enthousiasme, qu’une de leurs lois ordonne que, lorsqu’ils
sont en armes et près de combattre, tous les soldats se rassemblent
autour de la tente du roi, pour y entendre les poèmes de Tyrtée;
persuadés qu’il n’y a pas de moyen plus propre à leur inspirer la
résolution de mourir pour la patrie. Et il est bon que vous
entendiez aussi ces élégies, afin que vous sachiez par quelles
actions on s’illustrait chez eux.
Il est beau qu’un guerrier, à son
poste immobile,
Meure pour sa patrie, et meure aux
premiers rangs
Mais fuir et ses foyers, et sa ville,
et ses champs,
Mais mendier au loin une piété
stérile,
Mais avec une épouse, une mère débile,
Traîner et son vieux père et ses
jeunes enfants
Amis, de tous les maux ces maux sont
les plus grands !
Partout le lâche, errant de rivage en
rivage,
Voit des yeux ennemis, et partout
rebuté,
De son front avili fait mentir la
beauté;
A son nom, que du peuple environnait
l’hommage,
D’un mépris éternel s’attachera
l’outrage;
Pauvre, exilé, souffrant, on le hait,
on le fuit;
Le chagrin l’accompagne, et l’opprobre
le suit.
Combattons mes amis ! mourons avec
courage !
Mourons pour nos enfants et pour notre
pays.
Vous, guerriers, vous encore à la
fleur de votre âge,
Ferez-vous de la fuite un vil
apprentissage ?
Allons, pressez vos rangs, marchez aux
ennemis!
Que chacun, saisissant sa forte
javeline,
Sente un cœur mâle et fier battre dans
sa poitrine !
Oh qu’il serait honteux de voir des
vétérans,
La tête déjà blanche et par les ans
flétrie,
Soutiens inespérés de leur chère
patrie,
Seuls combattre, et sans vous tomber
aux premiers rangs!
De voir nus, et sans vous couchés sur
la poussière
Mais exhalant encore une âme libre et
père,
Ces restes de héros, qui n’ont cédé
qu’au temps !
Spectacle affreux, craignant un
outrage ironique
Chacun d’eux tient caché sous une main
pudique.
De leur virilité les organes sanglants
Ah! le guerrier n’est beau qu’à la
fleur de ses ans;
L’œil des femmes l’admire, et chaque
homme l’envie:
Mais il n’est pas moins beau quand,
prodiguant sa vie,
Il meurt pour la patrie, et meurt aux
premiers rangs.
[108] Sentiments généreux, citoyens, et
utiles à ceux qui veulent s’en pénétrer! En effet, ceux qui les
entendaient acquirent une telle bravoure dans les combats, qu’ils
disputèrent la prééminence à notre ville. Et cela devait être; car
les deux peuples s’étaient illustrés par les plus brillants
exploits. Nos ancêtres vainquirent les Barbares, qui, les premiers,
avaient mis le pied dans l’Attique, et firent voir combien le
courage l’emporte sur la richesse, et la vertu sur le nombre. Et les
Lacédémoniens, en défendant les Thermopyles, s’ils n’eurent pas le
même succès, surpassèrent de beaucoup en bravoure tous les autres
Grecs. [109] Aussi, voit-on sur les lieux mêmes une inscription qui
atteste leur vertu aux yeux de tous les peuples de la Grèce:
« Passant, va dire à Sparte que nous
sommes morts ici pour avoir obéi à ses lois. »
Et pour vos ancêtres:
« Les Athéniens, combattant à
Marathon, pour la défense des Grecs, renversèrent la puissance des
Mèdes. »
[110] Voilà, citoyens, des exploits dont le
souvenir est honorable, qui sont l’éloge de ceux qui les ont faits,
et qui assurent à cette ville une gloire immortelle. Mais ce n’est
pas là ce qu’a fait Léocrate; au contraire, il a volontairement
avili cette gloire accumulée sur la République, dans tous les
siècles précédents. Si donc vous le faites mourir, tous les Grecs
jugeront que vous détestez aussi de pareilles actions: autrement,
vous dépouillerez vos ancêtres de leur antique gloire, et vous
porterez un notable préjudice au reste de vos concitoyens. Car, ceux
qui n’admirent point ces hommes généreux s’attacheront à imiter
Léocrate, s’imaginant qu’une conduite différente pouvait être
glorieuse autrefois, mais qu’à vos yeux, c’est l’infamie et la
trahison qui méritent le plus d’estime. [111] S’il m’est impossible,
citoyens, de vous apprendre de quelle manière vous devez traiter de
tels misérables, considérez comment vos ancêtres les punissaient.
Car, s’ils savaient exécuter de nobles actions, ils savaient aussi
se décider à punir les actes de lâcheté. Voyez, en effet, Athéniens,
à quel point ils s’indignaient contre les traîtres, et les
regardaient comme les ennemis communs de l’Etat.
[112] Phrynichos avait été assassiné,
pendant la nuit,
près de la fontaine des Saules, par Apollodore et par Thrasybule
mais, lorsque ceux-ci eurent été arrêtés et conduits en prison par
les amis de Phrynichos, le peuple informé de ce qui s’était passé
les fit mettre en liberté, fit faire une enquête par la torture, et,
en examinant l’affaire, il reconnut que Phrynichos trahissait la
république, et que ceux qui l’avaient tué avaient été injustement
privés de leur liberté. [113] En conséquence, sur la proposition de
Critias,
le peuple décréta qu’on ferait le procès au cadavre, et que, si
Phrynichos était jugé traître, il ne serait point enseveli dans le
pays, que ses os seraient tirés de la terre et jetés hors de
l’Attique; afin qu’on ne rencontrât pas, dans tout le territoire
d’Athènes, même les ossements de celui qui l’avait trahie. [114] On
décréta de plus que, dans le cas où Phrynichos serait condamné, s’il
se trouvait des gens qui entreprissent de le justifier, ils fussent
susceptibles des peines prononcées contre lui. Tant on était
persuadé qu’il est juste de ne donner aucune assistance à ceux qui
abandonnent les autres, mais que le traître et celui qui entreprend
de le sauver, trahissent également l’Etat. Aussi, c’est en détestant
à ce point les malfaiteurs, et en portant contre eux de tels
décrets, que nos ancêtres parvinrent à se mettre à l’abri des
dangers. Greffier, prends et lis ce décret.
(Décret.)
[115] Vous entendez, citoyens, ce décret.
Ensuite on fit déterrer les ossements du traître, on les fit jeter
hors de l’Attique; ceux qui avaient pris sa défense, Aristarque et
Alexiclès furent condamnés à mort et exécutés; l’on ne souffrit même
qu’ils fussent enterrés dans le pays. Et vous, qui avez
vivant entre vos mains celui-là même qui a trahi l’Etat, vous le
laisseriez impuni? [116] et vous auriez dégénéré de vos ancêtres au point
de renvoyer, comme innocent, un homme qui n abandonné la ville de
fait et non pas seulement d’intention, tandis qu’ils punissaient du
dernier supplice ceux qui n’avaient fait que défendre le traître par
leurs discours? Non, juges, non, il n’est pas dans vos mœurs de
prononcer une sentence si indigne de vous.
Et pourtant, s’il n’existait qu’un
seul décret de ce genre, on pourrait dire qu’ils l’avaient rendu par
colère plutôt que par conviction mais lorsqu’on les voit montrer la
même sévérité dans toutes les circonstances, comment douter qu’ils
ne détestassent du fond du cœur de pareils attentats? [117] Par exemple,
Hipparque, fils de Timarque, n’ayant pas osé attendre lé jugement du
peuple, sur un crime de trahison qui lui était imputé, mais ayant
abandonné sa cause, comme on ne pouvait saisir sa personne pour
répondre dit délit, il fut décrété qu’on abattrait et qu’on ferait
fondre sa statue, qui était dans la citadelle, qu’on en ferait une
colonne, sur laquelle seraient inscrits les noms des scélérats et
des traîtres; le nom d’Hipparque lui-même y est inscrit [118] avec ceux
des autres criminels. Qu’on me lise d’abord le décret en vertu
duquel la statue du traître Hipparque fût enlevée de
l’Acropole, ensuite l’inscription de la colonne, et enfin les noms
des traîtres qui y sont gravés: lis, greffier.
(Décret
et inscription de la colonne.)
[119] Que vous en semble, Athéniens?
trouvez-vous qu’ils pensassent comme vous, au sujet des hommes qui
commettent des actions criminelles? et, dans l’impossibilité de se
saisir de la personne même du traître, ne firent-ils pas contre son
monument, en le détruisant, tout ce que les circonstances
permettaient de faire? non pas, sans doute, par le vain caprice de
faire fondre une statue d’airain, mais pour laisser à la postérité
une preuve des sentiments que leur inspiraient les traîtres.
[120] Fais-leur connaître l’autre décret, relatif aux soldats qui
s’étaient retirés à Décélia, lorsque le peuple était assiégé par les
Lacédémoniens, afin qu’ils voient que, dans tous les temps, nos
ancêtres ont infligé aux traîtres des peines semblables; leurs
sentiments, sur cet article, ne se contredirent et ne se démentirent
jamais ; lis, greffier.
(Décret.)
[121] Vous entendez encore, Athéniens, ce
décret, par lequel ils condamnèrent ceux qui avaient passé à Décélia;
et ils voulurent que, si l’un deux était pris remettant le pied dans
la ville, il put être arrêté par tout Athénien qui le rencontrait,
conduit devant les Thesmothètes, et livré à l’exécuteur des
jugements publics. Et, lorsque vous les voyez punir ainsi des hommes
qui n’avaient fait que se transporter dans un lieu dépendant de
notre territoire même, vous ne condamnerez pas à mort celui qui, au
moment de la guerre, a déserté la ville et l’Attique pour fuir à
Rhodes, et qui a trahi le peuple? Comment donc pourriez-vous
prétendre à passer pour les descendants de ces généreux citoyens? [122] Il
ne sera pas inutile de vous faire entendre encore le décret qui fut
rendu au sujet d’un sénateur qui périt à Salamine, que le sénat
lui-même dépouilla de ses couronnes, seulement pour avoir tenté, par
ses discours, de trahir la patrie, et que les sénateurs tuèrent de
leurs propres mains.
(Décret.)
[123] Résolution généreuse, Athéniens, et
digne de vos ancêtres ! Elle était juste, car elle prouvait que non
seulement ils avaient puisé leur vie à une source commune, mais que
leur accord était unanime pour la punition des coupables. Eh quoi !
citoyens, vous semble-t-il que ce soit vouloir imiter vos ancêtres
et agir à leur manière, que de ne pas faire mourir Léocrate? S’ils
punirent de cette peine un homme qui ne trahissait que par ses
paroles la ville déjà détruite, que ne devez-vous pas faire à celui
qui l’a abandonnée, non seulement en paroles, mais de fait, avec
tous ses habitants? Ne devez-vous pas enchérir sur la peine? S’ils
se montraient si sévères envers des hommes qui n’avaient voulu
qu’empêcher le peuple de sauver l’Etat; que faites-vous à celui qui
a trahi le peuple lui-même? Et lorsqu’ils punissaient ainsi ceux qui
compromettaient l’honneur de la patrie, que faut-il que vous fassiez
pour la patrie elle-même?
[124] Mais en voilà assez pour vous faire
connaître quelle était la façon de penser de nos ancêtres, à l’égard
des infractions des lois. Cependant, vous allez encore entendre ce
que porte l’inscription de la colonne élevée dans la salle des
délibérations du sénat, au sujet des traîtres et des conspirateurs
contre la démocratie, car, vous éclairer par un grand nombre
d’exemples, c’est vous rendre plus facile le jugent que vous allez
porter. En effet, après la chute des Trente, vos pères, à qui des
citoyens avaient fait souffrir des maux tels que jamais personne
n’en supporta chez les Grecs; vos pères (dis-je), qui avaient eu
tant de peine à rentrer dans leur patrie, qui avaient appris à
connaître, par une fatale expérience, le principe et les progrès des
complots tramés contre le peuple, résolurent de fermer toutes les
voies à l’injustice. [125] Ils décrétèrent donc et firent serment que, si
quelqu’un aspirait à la tyrannie, ou trahissait l’Etat, ou songeait
à détruire la démocratie, tout citoyen qui, s’apercevant de ses
desseins, pourrait le tuer, serait déclaré innocent. Et il leur
sembla qu’il valait mieux voir périr des hommes suspects de pareils
projets, que de tomber eux-mêmes dans la servitude, après avoir
reconnu, par le fait, la réalité de leurs complots; car ils
croyaient que le devoir des citoyens est de vivre en tout, de
manière à ne jamais se rendre suspects de semblables attentats.
Lis-nous ce décret.
(Décret.)
[126] Voilà, citoyens, ce qui fut gravé sur
la colonne que l’on fit élever dans le sénat, afin que chaque jour,
ceux qui s’y réunissent et, qui délibèrent fussent avertis de la
manière dont on doit agir envers ces hommes criminels. Voilà
pourquoi, si l’on soupçonnait seulement que des gens se préparent à
exécuter quelque complot de ce genre, ils jurèrent de les faire
périr; et avec raison : car, dans les autres sortes de délits, sans
doute la peine ne doit venir qu’après l’exécution du crime mais dans
le cas de trahison et d’abolition de la démocratie, elle doit
précéder En effet, si vous négligez de saisir l’instant où ces
scélérats se disposent à exécuter quelque attentats contre la
patrie, il n’est plus en votre pouvoir, après cela, de punir les
coupables, puisqu’ils sont désormais hors de l’atteinte de ceux
qu’ils ont offensés.
[127] Prenez donc, Athéniens, des pensées
dignes de cette sage prévoyance et de cette généreuse fermeté, et
n’oubliez pas, en donnant vos suffrages de quels hommes vous êtes
descendus; mais exhortez-vous vous-mêmes à ne sortir du tribunal
qu’après avoir porté, dans ce jour, un jugement tel qu’ils
l’auraient porté eux-mêmes, et conforme à leurs sentiments. Vous
avez d’ailleurs, dans les décrets qu’ils rendirent contre les
coupables, des guides et des modèles; et de plus, vous vous êtes
engagés par serment, suivant le décret de Démophante, à poursuivre
par vos discours, par vos actions, par vos bras et par vos
suffrages, la mort de quiconque trahit la patrie. Car, ne vous
imaginez pas être uniquement héritiers des biens que vous ont
laissés vos ancêtres, et n’avoir pas hérité en même temps des
serments et de la foi par laquelle nos pères se sont engagés envers
les dieux, pour garantie du bonheur commun de l’Etat, auquel ils
participaient.
[128] Au reste, ce n’est pas seulement notre
ville qui a professé de pareils sentiments contre les traîtres,
c’est aussi celle de Lacédémone. Et ne vous offensez pas de
m’entendre souvent rappeler ce nom, car il n’y a rien que
d’honorable à prendre ses exemples dans un Etat gouverné par de
sages lois, puisque c’est un moyen plus sûr de déterminer chacun de
vous à donner un arrêt équitable et conforme à vos serments. Les
Lacédémoniens ayant découvert que Pausanias, leur roi, avait dessein
de livrer la Grèce aux Perses, comme il était parvenu à se réfugier
dans le temple de Minerve, ils en firent murer la porte, ils firent
découvrir le toit, et établirent tout autour une nombreuse garde de
soldats, qui ne se retirèrent que quand il fut mort de faim; [129] faisant
voir clairement à tous, par un pareil châtiment, que l’assistance
même des dieux ne saurait protéger les traîtres. Et il en doit être
ainsi : car, le premier crime de ceux qui privent leurs concitoyens
de l’ordre établi par les lois de la patrie, est l’impiété envers
les dieux. Ce que je vais encore vous dire, est la preuve la plus
frappante de l’état des choses dans ce pays. On y a fait une loi qui
prononce positivement la peine de mort contre tous ceux qui refusent
d’exposer leur vie pour la patrie; les punissant dans la chose même
qui est le sujet de leurs craintes, et les exposant à la mort,
précisément pour avoir échappé aux dangers de la guerre.
Pour vous convaincre que je n’avance,
rien sans preuve, et que le fait que j’allègue est authentique,
fais-leur connaître cette loi.
(Loi.)
[130] Or, Athéniens, remarquez combien celte
loi est belle et utile, non seulement pour les Lacédémoniens, mais
même pour tous les autres peuples. Plus on redoutera ses
concitoyens, plus on se verra forcé de braver les dangers contre les
ennemis. Quel homme, en effet, voyant que la mort est le prix
de la trahison, osera abandonner sa patrie au moment du danger?
Quel, homme voudra conserver sa vie, au mépris des intérêts de
l’Etat, quand il saura le châtiment qui l’attend, puisqu’il n’y en a
pas d’autre pour la lâcheté, que la mort? Car, sachant que, de deux
périls qui le menacent, il faudra nécessairement en affronter un, il
préfèrera de beaucoup celui de combattre les ennemis, à celui qui
lui vient des lois et de ses concitoyens.
[131] Et certes, il y a plus de justice à
punir de mort Léocrate, que ceux.qui désertent l’armée: car ceux-ci
du moins reviennent dans la ville, comme s’ils avaient l’intention
de la défendre, ou de partager le malheur des autres citoyens: au
lieu qu’il a abandonné la patrie pour veiller à sa sureté
personnelle, sans oser combattre pour ses propres foyers; et, seul
entre tous les hommes, il a trahi ce qu’il y a de plus cher et de
plus sacré dans la nature, ce qu’il y a de plus précieux., même pour
les animaux dépourvus de raison. [132] Cependant, les oiseaux, que la
nature a doués des moyens de fuir avec le plus de vitesse,
affrontent volontairement la mort pour défendre leurs nids. Ce qui a
fait dire à un poète : « Même l’oiseau sauvage ne consent pas à
déposer sa couvée dans un autre nid que celui qu’il a construit.
Léocrate, donc, a porté la lâcheté au
point d’abandonner sa patrie aux ennemis: `[133] aussi aucune ville n’a
consenti à le laisser habiter dans ses murs,
mais on l’a repoussé avec plus d’horreur que les meurtriers mêmes.
Et cela était juste: car ceux qui s’exilent par suite d’un meurtre,
quand ils vont s’établir dans une autre cité, n’ont pas pour ennemis
les citoyens qui les accueillent, mais quelle ville aurait accueilli
ce perfide? L’homme qui n’a pas défendu sa propre patrie
consentirait-il à courir quelque danger pour une ville étrangère? Ce
sont toujours de mauvais citoyens, de mauvais hôtes et de méchants
amis, ces hommes qui veulent bien partager les avantages de la cité
mais qui ne daignent pas lui prêter assistance dans le malheur. [134] Or,
l’homme qui est l’objet de la haine de ceux qu’il n’a point
offensés, celui qu’ils repoussent, que doit-il attendre de vous, qui
avez souffert les maux les plus cruels? Sans doute, citoyens, s’il y
avait une peine plus terrible que la mort, Léocrate, entre tous les
traîtres qui ont jamais existé, mériterait de la subir; car, les
autres; lorsqu’ils sont surpris avant même de commettre leur crime,
reçoivent leur châtiment; lui seul, après avoir consommé le sien,
après avoir abandonné la ville, n’est encore qu’accusé!
[135] Je ne puis comprendre sur quels motifs
ceux qui vont prendre sa défense prétendront le soustraire à sa
condamnation. Est-ce à cause de l’amitié qu’ils ont pour lui? mais
loin de prétendre pour cela à aucune faveur, je crois qu’ils
mériteraient d’être punis de mort, pour oser avouer un tel ami. Car,
avant que Léocrate se fut rendu coupable, on ne pouvait juger de ce
qu’ils étaient; au lieu qu’aujourd’hui, il est évident qu’ils ne
conservent d’amitié pour lui, que parce qu’ils partagent ses
sentiments. Qu’ils fassent donc leur propre apologie, qu’ils se
justifient eux-mêmes, plutôt que de vous présenter aucune requête en
sa faveur.
[136] Je crois, quant à moi, que son père même (si les morts
dans leur séjour ont encore quelque sentiment de ce qui se passe
ici-bas) serait pour lui le juge le plus sévère; lui, dont il a
laissé la statue d’airain, dans le temple de Jupiter Sauveur,
exposée aux profanations et aux outrages des ennemis; et
cette statue qu’il avait élevée comme un monument de sa probité,
devient, grâce à Léocrate, un monument d’infamie, puisqu’elle
rappelle le père d’un tel fils. [137] Aussi, plusieurs personnes
vont-elles me demander pourquoi je n’ai pas inséré dans ma
dénonciation, qu’il avait livré la statue de son père, consacrée
dans le temple de Jupiter. Sans doute, Athéniens, je n’ignorais pas
ce crime, digne des plus grands supplices, mais j’ai cru qu’il y
aurait de l’inconvénient à inscrire dans l’acte d’accusation le nom
de Jupiter-Sauveur.
[138]
Mais, ce qui m’étonne surtout, c’est que vous ne vous aperceviez pas
que des gens qui ne lui tiennent ni par la parenté, ni par l’amitié,
mais qui font métier de défendre pour de l’argent tous ceux que l’on
met en jugement, méritent à juste titre, votre plus sévère
indignation. Car, se déclarer les apologistes des crimes, c’est
prouver que l’on n’aurait pas été éloigné de concourir à leur
exécution. Or, assurément, le devoir est de se déclarer, non pas
contre vous, mais pour vous, pour les lois, pour la démocratie.
[139] Toutefois, il y en a parmi eux, qui,
renonçant désormais à vous convaincre par des raisons, cherchent à
obtenir la grâce des accusés, en alléguant leurs services
personnels; et c’est, quant à moi, ce qui me choque le plus; car,
c’est se faire un titre à la faveur générale de fonctions qu’ils
n’ont remplies que dans l’intérêt de leurs propres familles. En
effet, parce qu’un homme a nourri des chevaux,
ou contribué à la magnificence de spectacles, ou fait telle autre
dépense de cc genre, assurément il n’a pas droit d’obtenir de vous
une pareille faveur c’est lui seul que l’on couronne pour cela, mais
il n’est utile d’ailleurs à personne. Il en est tout autrement de
celui qui a fourni des galères richement équipées, qui a fait élever
des murailles pour la défense de la pairie, [140] ou qui a contribué de
ses deniers au salut commun. Ce sont là des choses utiles à tout le
monde en général, et dans lesquelles ou reconnaît le dévouement de
ceux qui en ont fait les frais, au lieu que les autres dépenses ne
prouvent que la richesse de ceux qui les ont faites. Au reste, je ne
crois pas que personne ait jamais pu rendre d’assez grands services
à l’Etat, pour prétendre à obtenir, comme récompense, qu’on lui
fasse grâce de la punition de ceux qui le trahissent; je ne crois
pas non plus qu’il y ait quelqu’un d’assez insensé, s’il a la noble
ambition de servir la chose publique, pour prêter son appui à celui
par qui il se trouverait le premier privé de tout ce qu’il a fait
pour être utile, à moins pourtant, qu’il ne croie avoir des intérêts
tout différents de ceux de la patrie. [141] Il faudrait, Athéniens,
quoiqu’il ne soit permis aux juges dans aucune circonstance d’amener
avec eux leurs femmes et leurs enfants, il faudrait (dis-je) que
dans une accusation de trahison, ils se fissent un devoir religieux
d’en agir ainsi, afin que tous ceux qui ont partagé le danger, étant
sous leurs yeux et leur rappelant que l’on n’a pas même eu pour eux
les sentiments ordinaires de compassion, contribuassent à rendre
plus sévère l’arrêt porté contre le coupable. Mais, puisque ni la
loi, ni l’usage ne nous y autorisent, et que nous sommes dans la
nécessité de juger pour ces objets sacrés, punissez donc Léocrate,
condamnez-le à mort, et annoncez à vos femmes, à vos enfants,
qu’ayant entre vos mains celui qui les avait trahis, vous lui avez
fait subir son juste châtiment. [142] Car c’est une chose affreuse et
déplorable, que Léocrate prétende jouir dans la ville des mêmes
privilèges que ceux qui y sont restés, lui qui l’a abandonnée; que
ceux qui se sont enrôlés parmi ses défenseurs lui qui n’a voulu
s’exposer à aucun danger; que ceux qui l’ont sauvée, lui qui ne l’a
point défendue; qu’il prenne part aux sacrifices, aux cérémonies
saintes, aux assemblées publiques, aux lois, à l’administration, à
tous les avantages, enfin, pour la conservation desquels mille de
nos citoyens, dont la république a honoré les funérailles par un
deuil solennel, sont morts à Chéronée. Il n’a pas même rougi en
revoyant dans cette enceinte les inscriptions funèbres, gravées sur
leurs tombeaux. Il croit pouvoir effrontément s’offrir aux yeux qui
ont pleuré sur l’infortune de nos guerriers [143] et voilà l’homme qui va
réclamer, au nom des lois, votre attention pour son apologie! Mais
vous, demandez-lui de quelles lois? le fugitif les a répudiées! Le
laisserez-vous habiter ces murs? seul entre tous les citoyens, il a
refusé de les défendre! Il invoquera les dieux dans son péril : et
quels dieux? ceux dont il a livré les temples, les statues, les
sacrés bocages! de qui mendiera-t-il la pitié? des hommes avec
lesquels il n’a pas eu le cœur de contribuer au salut commun ! C’est
loin d’Athènes, c’est à Rhodes qu’il espérait trouver un sûr asile
qu’il aille implorer les Rhodiens! [144] N’est-ce pas dans leur ville, à
l’exclusion de sa patrie, qu’il a cru pouvoir trouver sa sûreté? De
quels hommes en effet, pourrait-il attendre une juste compassion?
des vieillards? mais il ne leur a laissé, autant qu’il était en lui,
ni ressource pour soutenir leur vie, ni espoir d’être ensevelis dans
le sol libre de la patrie; des jeunes gens? Et qui d’entre eux, au
souvenir des guerriers de cet âge, avec lesquels il combattait à
Chéronée, et dont il partagea les dangers, consentirait à sauver
celui qui a livré leurs tombeaux, et, par le même suffrage,
déclarerait insensés ceux qui ont sacrifié leur vie pour la patrie,
tandis qu’il déclarerait sage, et renverrait absous, le traître qui
l’a abandonnée? [145] Vous permettrez donc à qui voudra l’entreprendre, de
nuire au peuple, par ses discours et par ses actions. Car, souffrir
qu’un homme qui a déserté la ville et qui s’est condamné lui-même à
l’exil, qui a habité Mégare sous caution, plus de cinq ou six ans,
revienne habiter dans Athènes et dans son territoire, ce n’est pas
simplement consentir au retour d’un exilé, c’est endurer que celui
qui, par son vote manifeste, a condamné l’Attique à une dévastation
universelle, vienne habiter avec nous le même pays.
[146] Je n’ajouterai plus que quelques mots;
avant de descendre de la tribune, et je ne ferai que vous rappeler
le décret rendu par le peuple, sur le respect dû à la religion: car
ce ne sera pas une chose inutile, au moment où vous allez donner
votre suffrage. Lis-moi le texte même du décret.
(Décret.)
Or, maintenant l’homme qui viole et
détruit toutes les lois, je vous le signale, à vous qui êtes les
maîtres de le punir. C’est à vous, dans votre intérêt et dans celui
des dieux, de punir Léocrate. Car les crimes, tant qu’ils ne sont
pas soumis à un jugement, sont le fait des coupables: mais du moment
où la cause est entamée, ils sont le fait de ceux qui ne les
poursuivent pas conformément à la justice. Et n’oubliez pas,
citoyens, que chacun de vous, donnant secrètement son suffrage, ne
peut s’empêcher de manifester clairement [147] aux dieux le fond de sa
pensée. Or, je crois, Athéniens, qu’en prononçant aujourd’hui votre
jugement, vont embrasserez dans le même arrêt tout ce qu’il y a de
forfaits les plus énormes et les plus odieux, dont on voit
clairement que Léocrate s’est rendu coupable de trahison, puisqu’en
abandonnant la ville, il l’a livrée aux mains des ennemis;
d’abolition de la démocratie, puisqu’il n’a osé braver aucun danger
pour défendre la liberté; d’impiété, puisqu’il n’a pas tenu à lui
que les bois sacrés ne fussent coupés et les temples démolis de fond
en comble ; d’outrage envers les parents, en laissant détruire leurs
sépultures et abolir les honneurs funèbres auxquels ils ont droit;
enfin, d’abandon de son poste et de refus du service militaire, en
ne se présentant point aux généraux et ne se montrant point dans les
rangs des soldats. [148] Qui donc osera l’absoudre par son suffrage, et se
montrer indulgent pour tant de crimes volontaires? Qui sera assez
insensé pour vouloir le sauver, et s’en remettre ainsi de sa propre
sûreté à quiconque aura la fantaisie de l’abandonner? Qui
consentira, par compassion pour ce misérable, à se voir
impitoyablement égorgé par les ennemis, et, par indulgence pour ce
traître, à s’exposer soi-même au juste châtiment du ciel?
[149] Quant à moi, c’est pour secourir la
patrie, la religion et les lois, que j’ai intenté contre lui cette
action juste et légitime, sans calomnier le reste de sa vie, sans
faire mention d’aucun fait étranger à l’accusation. Mais chacun de
vous doit songer qu’acquitter Léocrate par son vote, c’est prononcer
la mort de la patrie et l’esclavage de ses concitoyens; et que, de
deux urnes qui sont placées sous ses yeux, l’une devant décider de
la trahison et l’autre du salut de l’accusé, les votes que vous
allez y déposer prononceront ou le renversement de la patrie, ou son
affermissement et sa prospérité. [150] Si donc vous renvoyez. Léocrate
absous, ce sera inviter par votre décret les traîtres à livrer la
ville, les objets du culte et les vaisseaux de l’Etat: mais, si vous
le faites mourir, vous manifesterez hautement votre volonté de
sauver et de conserver la patrie, les trésors qu’elle possède et la
félicité publique. Songeant donc, Athéniens, que le sol lui-même, et
les arbres qui le couvrent, vous implorent, que les ports, les
arsenaux et les murailles même de la ville vous supplient, que les
temples et la religion vous conjurent de leur prêter assistance, en
vous rappelant tous les chefs de l’accusation, faites, dans la
personne de Léocrate, un exemple qui prouve que la compassion et les
larmes n’ont pas sur vous plus d’empire que le désir de sauver les
lois et la patrie.
Walckenaer conjecture que les
quatre vers cités par Lycurgue sont d'Euripide. Mélanethon
les a traduits élégamment en latin :
Iratus ad poenam
Deus si quos trahit,
Auferre mentem
talibus primum solet,
Caliginemque
offundit, ut ruant suas
Furentes in clades,
sibi quas noxiis
Accersierunt
ultro consiliis malis.
La même pensée
se retrouve dans Shakespeare et dans Schiller. Mais qui,
mieux que Racine, a exprimé
………Cet esprit
d'imprudence et d'erreur,
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