|
|
retour
à l'entrée du site
table
des matières dE
PROCOPE
PROCOPE
HISTOIRE DE LA GUERRE DES VANDALES
Oeuvre numérisée par Marc
Szwajcer
traduction anglaise
pour ceux qui voudraient avoir les quelques harangues manquantes

HISTOIRE DE LA GUERRE DES VANDALES,
PAR PROCOPE
LIVRE I.
HISTOIRE DE LA GUERRE CONTRE LES VANDALES,
LIVRE PREMIER.
CHAPITRE PREMIER.
1 .
Partage de l'Empire romain, 2. Ancienne division de la terre en deux parties,
l'Asie et l'Europe. Fort, nommé Septem : Largeur du détroit de Cadix et de
l'Hellespont. 3. Étendue que l'Empire romain avait autrefois le long des côtes
de la mer Méditerranée. 4. Étendue de l'Empire d'Orient et d'Occident.
1.
Le succès des
guerres que Justinien a faites contre les Mèdes, a été tel que je l'ai
représenté. Je rapporterai maintenant celle qu'il a faites contre les
Vandales et contre les Maures, après néanmoins avoir dit d'où ces Vandales
sont sortis pour inonder l'Empire. Ensuite de la mort de Théodose, qui s'était
rendu si célèbre par sa justice, et par sa valeur, ses deux fils lui
succédèrent. Arcadius qui était l'aîné,
prit l'Orient, et Honorius l'Occident. L'Empire avait déjà été partagé de la
sorte par Constantin à ses enfants. Ce fut lui qui en transféra le siège à
Byzance, qui rendit cette ville plus grande et plus magnifique qu'elle n'était
auparavant, et qui lui donna son nom.
2. L'Océan embrasse toute la terre, ou la plus
grande partie de la terre, car on n'est pas encore bien assuré de la vérité de
ce fait. Il ne l'embrasse pas seulement, mais il la divise encore en deux
parties, par la mer Méditerranée, qu'il verse dans le détroit de Cadix, d'où
elle se répand jusqu'aux Palus Méotides. La partie qui est à main droite de ceux
qui naviguent sur cette mer, s'appelle l'Asie. Sur l'un des bords du détroit, et
proche de l'une des Colonnes d'Hercule, il y a un fort, que ceux du pays ont
appelle Septem, à cause qu'il y a sept petites collines en cet endroit-là et que
Septem signifie Sept, en Latin. La partie de terre opposée s'appelle l'Europe.
Le détroit qui les sépare n'a que quatre-vingts quatre stades de largeur. Après
cela, elles font divisées par une vaste étendue de mer jusqu'à l'Hellespont, où
elles se rapprochent à Seste et à Abyde, et encore une autrefois, à
Constantinople, à Chalcédoine, et aux Rochers Cyanées, qui conservent encore
le nom de Héro, où le trajet n'est pas de plus de dix stades.
3. Il y a pour deux cents quatre-vingts cinq jours
de chemin, depuis une des Colonnes d'Hercule jusqu'à l'autre, si l'on va le long
des côtes, sans toutefois faire le tour du Golfe Ionique, et du Pont-Euxin, et
que l'on traverse de Chalcédoine à Constantinople, et d'Otrante au rivage qui
est vis avis. Pour ce qui est de l'espace qui est depuis le Pont-Euxin jusqu'aux
Palus Méotides, il est difficile de le mesurer, à cause que les Barbares qui
habitent au delà de l'Istre, ou du Danube, ne permettent pas aux Romains d'y
aborder. Mais pour parcourir l'Asie, depuis Chalcédoine jusque à
l'embouchure du Phase, il faut quarante jours. Ainsi il faudrait trois cents
quatre jours pour parcourir les côtes de l'Empire, en traversant le golfe
Ionique à Otrante, où il y a environ huit cents stades de largeur, rt pour
quatre jours de navigation. Voilà quelle était autrefois l'étendue de l'Empire
romain.
4. La plus grande partie de l'Afrique contenant
quatre-vingts dix journées de chemin, depuis le détroit jusqu'à Tripoli,
appartenait à l'Empereur d'Occident. Il lui était aussi échu dans l'Europe,
l'espace de soixante et quinze journées, depuis l'une des Colonnes d'Hercule
jusqu'au golfe Ionique. L'Empereur d'Orient avait dans sa portion l'espace de
soixante et quinze journées, depuis les limites de la ville de Cyrène en
Afrique, jusqu'à celle d'Epidamne, que l'on appelle maintenant Dyrrachium. Il
avait aussi tout ce qui relève des Romains sur le bord du Pont-Euxin. Une
journée contient deux cents dix stades, qui est à peu près autant de chemin
qu'il y en a d'Athènes à Mégare. Voilà le partage que firent les deux Empereurs.
Pour ce qui est des îles; l'Angleterre, qui est la plus grande de l'Océan, fut
laissée à l'Empereur d'Occident, comme sa situation le désirait. Il avait aussi
Ebuse, qui est comme exposée au deçà du détroit, a toute la violence de la mer,
et qui contient sept journées de chemin, et deux autres qu'on appelle Majorque
et Minorque, en la langue du pays. Enfin chaque île de la mer appartenait à l'un
ou à l'adiré des Empereurs, selon qu'elle était plus près de ses frontières.
CHAPITRE II.
1. Origine des Goths, des Visigoths,
et des Gépides. 2. Irruption des Gépides, et fuite honteuse d'Honorius.
3. Prise de Rome par Alaric. 4. Extravagante passion d'Honorius pour une poule,
nommée Rome. 5.. Vertu de Proba, dame romaine. 6. Attalus créé empereur par
Alaric. 7. Révolte d'Angleterre. 8. Protection visible de Dieu sur Honorius. 9.
Irruption des Goths.
,
1. DURANT qu'Honorius tenait l'Empire d'Occident, les Barbares firent
irruption sur ses terres. Je dirai quels peuples c'étaient, et de quelle manière
cela arriva. Il y a eu aux siècles passés, et il
y a encore maintenant diverses sortes de Goths. Mais les premiers par leur
dignité, et les plus considérables par leur nombre; font les Goths, les
Vandales, les Visigoths et les Gépides. Autrefois on les appelait Sauromates et
Mélanchlainiens. Quelques-uns les appelaient Gètes. Tous ces peuples ont des
noms différents ; mais ils conviennent assez dans le reste. Ils sont blancs de
visage, ils ont les cheveux blonds, ils sont grands, et de bonne mine. Ils se
conduisent tous par les mêmes lois, font profession de la même religion, et
suivent l'erreur d'Arius. Je me persuade qu ils n'ont tous qu'une même origine,
et qu'ils ont emprunté de leurs capitaines les noms par lesquels ils se
distinguent. Le temps passé la nation entière habitait au delà du Danube. Les
Gépides se sont emparés depuis, de Singédone et de Sirmium, et des terres
d'alentour sur les deux bords de cette rivière.
2. Pour ce qui est des autres, les Visigoths étant
sortis de ces pays-là, contractèrent alliance avec l'Empereur Arcadius ; mais
comme les Barbares sont infidèles dans leurs traités, ils tournèrent
incontinent après leurs armes contre lui, et contre l'Empereur de l'Occident, en
pillant d'abord la Thrace, et se répandant ensuite dans toute l'Europe.
Honorius était à Rome, où il ne songeait qu'à
jouir de la douceur de la paix, quand il apprit que ces Barbares étaient à
Taulance avec une formidable armée. En même temps il abandonna son palais, et
s'enfuît à Ravenne, qui est une ville très forte, assise sur le rivage de la mer
Ionique. Il y en a qui ont voulu dire, que c'était lui qui avait fait entrer les
Goths, pour châtier la révolte de ses sujets ; mais la connaissance que j'ai du
naturel de ce prince, ne me permet pas d'ajouter foi à ce discours. Ces Barbares
n'ayant point. trouvé de résistance, exercèrent toutes sortes de cruautés. Ils
ruinèrent tellement toutes les villes, dont ils purent se rendre maîtres, et
principalement celles oui étaient au deçà du golfe Ionique, qu'il ne reste plus
de vestiges, si ce n'est peut-être, quelque tour ou quelque porte. Ils firent
passer par le tranchant de l'épée les vieillards, les femmes, et les enfants,
sans distinction de sexe, ni d'âge. De là vient que l'Italie est aujourd'hui si
déserte. Ils enlevèrent toutes les richesses de l'Europe ; et ce qui est encore
plus surprenant, après s'être chargés et des trésors publics de Rome, et du
bien des particuliers, ils se retirèrent dans les Gaules.
3. Je raconterai maintenant comment Alaric
prit Rome. Après y avoir consumé beaucoup de temps sans la pouvoir réduire par
la force, il eut recours à cet artifice. Il choisît parmi ses troupes
trois cens jeunes hommes des plus apparents par leur naissance, et des plus
estimés pour leur courage, auxquels il découvrit le dessein qu'il avait,
de faire semblant de les donner en qualité d'esclaves aux plus considérables du
Sénat, afin que quand ils seraient dans leurs maisons, ils leur servissent avec
beaucoup de soumission & de respect, et qu'en un certain jour qu'on leur
marquerait, lorsque les maîtres reposeraient après le dîner, ils ouvrissent la
porte Salaria, et tuassent la garnison. Ayant dit cela à ces jeunes hommes, il
envoya à Rome des ambassadeurs, pour témoigner aux Sénateurs, qu'il admirait le
zèle qu'ils faisaient paraître envers leur Prince, et pour les assurer qu'à
l'avenir il les laisserait en repos ; et que pour marque de l'estime qu'il
faisait de leur vertu, il leur donnerait à chacun un esclave. Il envoya
ensuite ces jeunes hommes, et commanda publiquement à ses troupes de préparer le
bagage pour s'en retourner. Les Romains ajoutant foi à ces paroles, commencèrent
à se divertir, sans se défier de rien. Cependant ces nouveaux esclaves
étaient si soumis à tous les ordres de leurs maîtres, qu'ils ne leur laissaient
point de sujet de former le moindre soupçon. Une partie de l'année décampait, et
arrachait les enseignes, et il y avait apparence que le reste suivrait bientôt
cet exemple. Quand le jour prévu fut arrivé, Alaric fit reprendre les armes à
ses soldats, et se plaça devant la porte Salaria, où il avait eu son quartier
durant tout le siège. Les trois cents jeunes hommes ne manquèrent pas de s'y
trouver à l'heure qui leur avait été marquée, de tuer la garnison, d'ouvrir la
porte, et de recevoir Alaric dans la Ville. Les soldats mirent le feu à quelques
maisons, et entre autres, à celle de Salluste l'historien, dont il est resté
des ruines jusqu'à notre temps. Après avoir pillé la ville, et tué quelques
citoyens, ils se retirèrent.
4. On dit que ce fut un eunuque, qui avait soin
des oiseaux, qui dit à Honorius dans Ravenne, la nouvelle de la prise de Rome,
et que croyant que ce fût sa belle poule, qui s'appelait Rome, qui fût morte,
il s'écria, il n'y a qu'un moment qu'elle a mangé dans ma main. Que l'eunuque
comprenant
sa pensée, lui dit, que sa poule
n'était pas morte, mais que Rome avait été saccagée par Alaric. Je pensais que
ce fut ma poule, répartit cet Empereur, tant il était stupide et impertinent.
5. Quelques-uns assurent, que ce ne fut pas là la
manière dont Rome fut prise par Alaric ; mais qu'une dame des plus illustres,
nommée Proba, étant touchée de compassion de la famine et des misères que
souffraient les assiégés et voyant d'ailleurs qu'il n'y avait point d'espérance
de sauver Rome, parce que les ennemis étaient maîtres du Tibre, et du port, elle
commanda à ses gens d'ouvrir une des portes.
6. Quand Alaric fut prêt de partir de
Rome, il proclama Attalus Roi, & lui donna le Diadème et les autres marques de
la souveraine puissance. Le but principal qu'il se proposait dans cette action,
était de dépouiller Honorius de la qualité d'Empereur d'Occident, et d'en
revêtir cet Attalus. Dans ce dessein ils marchèrent tous deux à la tête d'une
nombreuse armée vers Ravenne. Cet Attalus était incapable de prendre de lui-même
un bon avis, et de recevoir ceux que les autres lui donnaient. Il fut si
extravagant, que d'envoyer des capitaines en Afrique contre le sentiment
d'Alaric, sans y envoyer de soldats. Voilà ce qui arriva pour lors.
7. L'Angleterre avait secoué le joug de
l'obéissance, et les soldats qui y étaient, avaient proclamé Constantin
Empereur, qui ayant aussitôt équipé une flotte, était passé dans la Gaule et
dans l'Espagne, pour les réduire sous sa pussance. Honorius avait quelques
vaisseaux, mais il attendait ce qu'il plairait à la fortune de décider en
Afrique, afin d'y passer, et d'y conserver une portion de son Empire, au cas que
ceux qu'Attalus y avait envoyés en fussent chassés, et si au contraire, ils y
étaient reçus, de se réfugier vers Théodose, qui bien qu'il fut encore enfant,
n'avait pas laissé de recueillir après la mort de son père Arcadius,
la succession de l'Empire d'Orient.
8. Tandis qu'Honorius était dans une si fâcheuse
agitation, il lui arriva un bonheur tout extraordinaire. Il semble que Dieu
favorise d'une protection particulière les personnes qui manquent d'esprit,
surtout, quand elles n'ont jamais fait de grands crimes. Les Chefs qu'Attalus
avait envoyés en Afrique, y moururent tous. On reçut un secours qui vint par mer
de Constantinople, contre toute sorte d'espérance. Alaric mal satisfait d'Attalus,
le réduisit à une condition privée, et le mit en prison. Il mourut lui-même peu
de temps après, de maladie. Ataulphe son successeur emmena les Visigoths dans
les Gaules. Constantin fut défait, et tué avec ses fils. Il est vrai néanmoins
que les Romains ne rétablirent plus leur puissance dans l'Angleterre, et
qu'elle demeura sous la domination de divers tyrans.
9. Les Goths traversèrent le Danube, et.
s'emparèrent de la Pannonie. Depuis, l'Empereur leur accorda des terres en
Thrace pour y habiter ; mais s'y étant arrêtés fort peu de temps, ils firent des
courses dans l'Empire d'Occident, comme nous le rapporterons amplement dans
notre histoire des Goths.
CHAPITRE III.
1. Passage et établissement des Vandales et des
Alains en Espagne, du consentement d'Honorus, à la charge qu'ils ne se
pourraient servir de la prescription de trente ans. 2. Mort d'Honorius, tyrannie
de Jean, ses moeurs, sa défaite, sa prise et sa mort. 3, Mauvaise éducation de
Valentinien III. 4. Éloge d'Aetius et de Boniface. Perfidie d'Aétius
envers Boniface. 5. Boniface attire les Vandales en Afrique, et ne peut les en
peut chassr, leur livre bataille, et la perd.
1. Les Vandales, qui habitaient sur les bords du Palus-Méotide,
étant pressés par la famine, se réfugièrent chez les Germains, que maintenant on
appelle Francs, et firent alliance avec les Alains, qui sont de race gothique.
Ils vinrent depuis, sous la conduite de Godigisèle, s'établir en Espagne, qui, à
partir de l'océan (Atlantique), est la première contrée soumise aux Romains.
Honorius consentit à leur établissement dans cette province, sous la condition
qu’ils n’y feraient ni dégâts ni ravages,
et comme il y a une loi
qui ne permet pas , que ceux qui ont possédé paisiblement un fond durant trente
années , soient inquiétés par les anciens propriétaires, ce prince ordonna, que
les Vandales se pourraient servir de la prescription et que le temps qu'ils
occuperaient I'Espagne , ne courrait point en leur faveur.
2. Tel était l'état des affaires dans l'Occident, lorsqu’Honorius
mourut de maladie. Constance, mari de Placidie, qui était sœur d'Arcadius et
d'Honorius, avait été associée à l'empire; mais comme il était mort même avant
Honorius, il en avait joui si peu de temps, qu'il n'avait eu aucun moyen de s'y
faire remarquer. Bon fils Valentinien, élevé à sa cour de Théodose, venait à
peine de quitter le sein de sa nourrice, lorsqu'à Rome les soldats: de la garde
impériale élurent pour empereur l'un de leur camarades nommé Jean, homme: d'un
caractère doux et d'une prudence remarquable, jointe à un grand courage. Bien
qu'il eût usurpé l'empire, il se conduisit néanmoins avec une grande modération
durant les cinq années qu'il le posséda. Jamais il ne prêta l'oreille aux
discours des délateurs, et ne priva injustement aucun citoyen ni de la vie ni de
la fortune. Les guerres qu'il soutint contre l'empire de Byzance ne lui
permirent d'exécuter aucune opération importante contre les barbares. Théodose,
fils d'Arcadius, leva une armée contre l'empereur Jean; il en donna le
commandement à Aspar et à Ardaburius, fils d'Aspar: ceux-ci le vainquirent, le
dépouillèrent de la souveraine puissance, et la rendirent au jeune Valentinien.
Ce dernier, maure de la personne de l'usurpateur, lui fit couper une main,
l'exposa, monté sur un âne, dans le cirque d'Aquilée; et, après l'avoir livré de
cette manière aux outrages des histrions et de la populace, il lui fit ôter la
vie. C'est ainsi que Valentinien parvint à l'empire d'Occident.
3. Ce
jeune prince fut élevé par sa mère Placidie dans une extrême mollesse, ce qui
corrompit tellement son naturel, que, dès les premières années de sa jeunesse,
il fit paraître de pernicieuses inclinations. Il faisait sa société familière
des alchimistes et des astrologues, et se livrait éperdument à sa passion pour
les femmes d'autrui, quoiqu'il en eût une d'une beauté très remarquable. Cette
vie oisive et dissolue fut cause qu'il ne reprit aucune des provinces que
l'empire avait perdues; qu'il perdit au contraire l'Afrique, et même la vie; et
que sa femme et ses filles tombèrent entre les mains des ennemis. Voici comment
s'opéra la séparation de l'Afrique
4. Il y avait alors, parmi les Romains, deux fameux capitaines,
Aétius et Boniface, qui ne le cédaient à aucun de leurs contemporains en valeur
et en talents militaires. Ils suivaient en politique des règles différentes;
mais ils avaient tant d'élévation d'esprit et tant de rares qualités, qu'on peut
dire qu'ils étaient véritablement les deux plus grands hommes de l'empire, et
que toutes les vertus romaines étaient renfermées dans leurs personnes. Lorsque
Placidie donna à Boniface le gouvernement de l'Afrique tout entière, Aétius en
fut blessé; toutefois il dissimula avec soin sa jalousie, car leur haine
mutuelle n'avait point encore éclaté, et chacun la cachait avec soin sous les
dehors d'une bienveillance apparente. Lorsque Boniface fut parti pour son
gouvernement, Aétius l'accusa devant Placidie de vouloir se rendre maître de
l'Afrique; il ajouta que, pour l'en convaincre, il suffisait de le rappeler, et
qu'il n'obéirait pas. Cette princesse goûta cet avis, et se résolut de le
suivre. Mais Aétius avait déjà écrit secrètement à Boniface, pour le prévenir
que l'impératrice lui tendait un piège pour le perdre; qu'elle avait résolu sa
mort: il en aurait bientôt lui-même une preuve palpable dans l'ordre qu'il
allait recevoir, et qui lui intimerait sa révocation sans en indiquer les
motifs.
Boniface ne négligea pas cet avis, mais il le cacha soigneusement aux
envoyés de l'empereur, et refusa de déférer aux ordres de ce prince et de sa
mère. D'après cette conduite, Placidie, pleinement persuadée de l'affection
d'Aétius pour le service de son fils, délibéra sur le parti qu'il y avait à
prendre contre Boniface.
5. Le dernier, se voyant hors d'état de résister à la puissance d'un
empereur, et ne trouvant pour lui aucune sûreté à retourner à Rome, rechercha de
tout son pouvoir l'alliance des Vandales, qui, comme je l'ai dit, s'étaient
établis dans la partie de l'Espagne voisine de l'Afrique. Godigicle était mort;
il avait laissé héritiers de ses États ses deux fils: Gontharic, qui était
légitime, et Genséric, né d'une concubine. Le premier était encore enfant et
d'un caractère faible et indolent; l'autre était très habile à la guerre, et
doué d'une infatigable activité. Boniface envoya donc quelques-uns de ses amis
vers les deux princes, et conclut avec eux un traité dont les conditions
portaient qu'ils partageraient l'Afrique en trois portions; que chacun
gouvernerait séparément la sienne; mais qu'en cas de guerre, ils se réuniraient
pour repousser l'agresseur, quel qu'il fût. Par suite de ce traité les Vandales
passèrent le détroit de Cadix et entrèrent en Afrique; les Visigoths, quelque
temps après, s'établirent en Espagne.
Cependant, à Rome, les amis intimes de Boniface, qui
connaissaient son caractère et pouvaient juger ou actions, regardaient comme
improbables tous les bruits répandus sur sa défection, et ne pouvaient se
persuader qu'il est réellement conspiré contre l'État. Quelques-uns d'entre eux,
par ordre de Placidie, allèrent le trouver à Carthage, où ils prirent
connaissance des lettres d'Aétius; et, instruits par là de toute l'intrigue, ils
s'empressèrent de revenir à Rome, et de la dévoiler à l'impératrice. Cette
princesse en fut stupéfaite; mais comme les affaires de l'empire étaient dans un
état peu prospère, et qu'Aétius était tout-puissant, elle ne chercha point à se
venger de la perfidie de son funeste conseiller; elle ne lui en fit pas même un
reproche. Elle se contenta de faire connaître les machinations d'Aétius aux amis
de Boniface; elle les conjura, en leur donnant sa parole royale pour garantie de
la sûreté du comte, de l'engager fortement à retourner à Rome, et de faire
auprès de lui les plus vives instances pour qu'il n'abandonnât pas aux barbares
les possessions de l'empire. Boniface, instruit par eux du changement de
sentiments de Placidie, se repentit du traité qu'il avait conclu avec les
Vandales, et employa tous les moyens, prières et promesses, pour les décider à
quitter l'Afrique. Mais ils rejetèrent cette proposition, empreinte,
disaient-ils, d'un mépris outrageant. Boniface fut contraint d'en venir aux
mains avec eux, fut vaincu en bataille rangée, et obligé de se retirer à
Hippone,[1]
ville forte de Numidie, située sur le bord de la mer, que ces barbares
assiégèrent, sous la conduite de Genséric. Gontharis était déjà mort.
Quelques-uns accusent son frère de l'avoir fait périr; mais les Vandales ont une
opinion différente. Ils disent que Gontharis, fait prisonnier en Espagne dans
une bataille contre les Germains, fut mis en croix par eux; et que Genséric
régnait seul sur les Vandales lorsqu'il les conduisit en Afrique. Voilà ce que
j'ai appris des Vandales eux-mêmes. Après avoir perdu beaucoup de temps devant
Hippone, sans pouvoir ni l'emporter d'assaut ni la forcer à capituler, la famine
les obligea de lever le siège. Quelque temps après, Boniface ayant reçu de
Constantinople et de Rome un renfort considérable conduit par Aspar, maître de
l'infanterie, leur présenta de nouveau la bataille. Après une lutte acharnée,
les Romains éprouvèrent une sanglante défaite, et prirent la fuite dans le plus
grand désordre. Aspar s'en retourna dans sa patrie; et Boniface, étant venu
trouver Placidie, se justifia auprès d'elle des accusations dont on avait voulu
le noircir.
CHAPITRE IV.
1.
Un aigle voltige sur la tête de Marcien, et lui donne un présage de l'Empire,
et qui est faute que Gizéric le met en liberté. 2. Gizéric se modère dans sa
victoire, fait la paix avec Valentinien et lut donne son fis Honoric en otage.
3. Mort de Placidie, et fourberie déplorable de Valentinien. 4. Mort d'Aétius.
5. Attila ravage l'Europe, et prend Aquilée. 6. Maxime fait mourir Valentinien,
et viole sa femme Eudoxia, qui implore la protection de Giséric.
1. C'est ainsi que les Vandales enlevèrent l'Afrique aux Romains
et s'en rendirent les maîtres. Ils réduisirent en esclavage ceux de leurs ennemis
qu'ils avaient faite prisonniers. Dans le nombre se trouvait Marcien, qui,
depuis, parvint à l'empire après la mort de Théodose. Genséric avait un jour
rassemblé les prisonniers dans une cour de son palais, pour s'assurer si chacun
d'eux était traité par son maître d'une manière convenable à sa condition.
Exposés à l'ardeur du soleil de l'été vers l'heure de midi, et affaiblis par
l'excès de la chaleur, tous les esclaves s'étaient assis; Marcien s'était
endormi au milieu d'eux, à l'endroit où le hasard l'avait placé. On prétend
qu'alors on vit se placer au-dessus de la tête un aigle, qui, planant dans l'air
et restant toujours au même endroit, ombrageait de ses ailes étendues le seul
visage de Marcien. Genséric, qui était doué d'un esprit vif et pénétrant, ayant
aperçu du haut de son palais ce qui se passait, y vit un indice de la faveur des
dieux, fit appeler Marcien, et lui demanda qui il était. Celui-ci répondit qu'il
était secrétaire d'Aspar, ce que les Romains, dans leur langue, appellent
domestique. Genséric alors, pesant la valeur du présage donné par
l'aigle, et le grand crédit dont Aspar jouissait à Byzance, fut convaincu que
Marcien était un homme appelé à de grandes destinées. Il résolut donc de
l'épargner, s'arrêtant à cette idée que, s'il lui ôtait la vie, il serait
évident que l'oiseau n'avait rien prédit, car son ombre officieuse n'aurait
point présagé l'empire à un homme qui allait mourir; qu'en outre, la mort de ce
prisonnier serait une action injuste. Si le présage était vrai, et si la
Providence destinait l'empire à ce prisonnier, ce serait en vain qu'il voudrait
attenter à sa vie, puisque tous les efforts des hommes ne sauraient empêcher
l'exécution des desseins de Dieu. Genséric fit seulement jurer à Marcien que,
quand il serait en liberté, il ne porterait jamais les armes contre les
Vandales. Marcien, délivré de ses fers, revint à Constantinople, et fut élevé à
l'empire après la mort de Théodose. Ce fut un prince habile et distingué dans
son administration, si ce n'est qu'il négligea entièrement ce qui concernait
l'Afrique, comme nous le dirons plus tard.
2. Cependant Genséric, vainqueur d'Aspar et de Boniface, consolida,
par une sage prévoyance, les avantages qu'il devait à la fortune. Comme il
craignait que Rome et Byzance n'envoyassent contre lui de nouvelles armées, et
que ses Vandales, dans cette lutte, n'eussent pas toujours la même vigueur ni la
même fortune ....,
et que Dieu se lassant de favoriser ses armes ne continuât
pas à leur donner des succès aussi heureux que par le passé, il sut se modérer dans le cours de sa plus grande prospérité, et fit la paix
avec Valentinien. Par ce traité il s'engagea à payer à l'empereur un tribut
annuel, et, pour gage de l'exécution de ses promesses, il livra en otage
Honoric, l'un de ses fils. Ainsi Genséric conserva par sa prudence les avantages
qu'il avait acquis par sa bravoure, et gagna si bien l'amitié de l'empereur, que
celui-ci lui rendit son fils Honoric.
Cependant Placidie était
morte à Rome, et son fils Valentinien était aussi mort sans enfants mâles,
n'ayant laissé que deux filles qu'il avait eues d'Eudoxia, fille de
Théodose. Voici les circonstances de sa mort.
3. Il y avait à Rome un
sénateur nommé Maxime, qui descendait de celui que l'ancien Théodose fit mourir, parce qu'il avait usurpé la souveraine autorité. Les Romains célèbrent une
fête qui porte son nom, en mémoire de cette action. Ce jeune Maxime,avait une
femme d'une beauté, et d'une vertu singulière, dont Valentinien étant devenu
éperdument amoureux, sans en avoir pu rien obtenir, il conçût, etexécuta
le plus détestable dessein, dont un homme soit capable. Il manda Maxime au
palais, et joua avec lui une certaine somme d'argent. Quand il l'eut gagnée, il
lui demanda son anneau pour gage, comme ils en étaient convenus ; il
l'envoya à sa femme et lui
fit
dire, qu'elle vint au palais pour saluer l'impératrice. Lorsqu'elle vit l'anneau
de son mari, elle crut que cet ordre était donné de son contentement ; de sorte
qu'elle monta en chaise, et étant arrivée, elle fut conduite par les
ministres des divertissements de l'Empereur, dans un appartement éloigné de
celui d''Eudoxia, où ce prince se rendit à l'instant, et la viola. Quand elle
fut retournée en sa maison, elle fondit en larmes, et fit mille imprécations
contre Maxime, qu'elle croyait complice de l'outrage qu'elle venait de
recevoir. Maxime de son côté, n'eut pas sitôt appris ce qui était arrivé, qu'il
se résolut s'en venger, en faisant mourir Valentinien. Mais lors qu'il
considérait le pouvoir qu'Aëtius avait dans l'état, principalement
depuis qu'il avait vaincu Attila, et l'armée des Scythes et des Massagètes, il
croyait que c'était un puissant obstacle à son dessein, et qu'il fallait
commencer par se défaire de lui, bien qu'il reconnut qu'il était l'espérance la
plus solide, et l'appui le plus ferme de l'Empire.
4. Il employa donc
l'artifice des eunuques de la Cour, pour faire accroire à Valentinien qu'Aétius
méditait une révolte. Ce prince se laissa persuader ce que ces infâmes lui
supposaient, par la seule connaissance qu'il avait qu'Aëtius était un homme
d'esprit, et de cœur ; et ainsi il le fit mourir. On dit qu'un Romain dit un bon
mot sur ce sujet. L'Empereur lui ayant demandé ce qu'il lui semblait de la
mort d'Aètius, il répondit, qu'il ne pouvait dire, si en cela il avait bien ou
mal fait, mais qu'il était assuré qu'il avait fait la même chose, que si d'une
main il s'était coupé l'autre.
5. Après la mort d'Aëtius, Attila pilla toute
l'Europe, et imposa un tribut aux deux Empires. On dit qu'il lui arriva un grand
bonheur lorsqu'il assiégeait Aquilée, qui est une ville maritime, des plus
riches, et des plus peuplées qui soient au delà du golfe ionique. Comme il ne
la pouvait prendre ni de force, ni autrement, & qu'il désespérait du succès de
son entreprise, il donna ordre un soir à ses troupes de plier bagage, et de se
tenir prêtes pour partir le lendemain. Le soleil commençant à paraître, les
Barbares commençaient aussi à lever le siège, et à même temps une cigogne sortit
d'une des tours de la ville, où elle avait fait fon nid. Les petits étendaient
leurs ailes et faisaient leurs premiers efforts pour voler. Quelquefois la
cigogne les soutenait de son dos, enfin la cigogne et les petits se sauvèrent
bien loin d'Aquilée. Attila qui était extrêmement fin et rusé, assura que
c'était un présage très certain de la réduction de la place, & que jamais ces
oiseaux n'en seraient sortis, si
elle n'était menacée de quelque malheur. Ainsi il continua le siège. Peu de
temps après, la tour, d'où la cigogne
était sortie, tomba d'elle-même avec une partie de la muraille, et livra
partage aux Barbares.
6. Après cela Maxime fit mourir Valentinien, et
comme la propre femme était morte un peu auparavant, il coucha avec Eudoxia. On
assure qu'étant avec elle dans le lit, il lui dit, que c'était la violence de
l'amour qu'il lui portait, qui l'avait obligé de se défaire de Valentinien. Il y
avait longtemps qu'Eudoxia avait conçu une grande haine contre Maxime, et
qu'elle désirait de lui en faire ressentir les effets ; mais quand elle apprit
de la bouche de celui-là même qui avait tué son mari, que c'était à son occasion
qu'il avait commis ce crime, elle fut transportée d'une extrême impatience d'en
précipiter la vengeance. Elle dépêcha dés le lendemain à Carthage, pour conjurer
Gizéric de venir venger la mort de Valentinien, et de la
venger elle-même du plus scélérat de tous les
hommes. Elle flatta ce tyran des doux termes d'amitié et d'alliance ; elle
ajouta que ce serait une impiété, que de mépriser la dignité royale si
indignement violée.. Elle n'attendait point de secours de Constantinople, à
cause que Théodose était mort, et que Marcien lut avait succédé à l'empire.
CHAPITRE V.
1. Meurtre
de Maxime. Gizéric pille Rome et emmène la femme et les filles de
Valentinien, avec une quantité prodigieuse de richesses. 2. Il rase les
villes d'Afrique, et en partage les terres. 3. Il divise les Vandales et
les Alains en cohortes et ravage la Sicile, l'Italie et d'autres pays.
1. Et Gizéric, pour aucune
autre raison que parce qu'il soupçonnait qu'il obtiendrait beaucoup d'argent,
mit le cap sur l'Italie avec une grande flotte. Et en remontant vers Rome, dans
la mesure où personne ne se trouvait sur son chemin, il prit possession du
palais. Comme Maximus tentait de s'enfuir, les Romains le lapidèrent, le
tuèrent, et ils lui coupèrent la tête et chacun de ses membres et se les
partagèrent. Gizéric captura Eudoxie, ainsi qu'Eudocia et que Placidia, ses
enfants qu'elle avait eu de Valentinien, et fit transporetr une très grande
quantité d'or et d'autres trésors impériaux dans sa navires à Carthage, sans
épargner ni de bronze, ni rien d'autre que ce soit dans le palais. Il pilla
aussi le temple de Jupiter Capitolin, et arracha la moitié de la toiture. Ce
toit était de bronze de la meilleure qualité, et comme on y avait posé de l'or
extrêmement épais, il brillait comme un magnifique et merveilleux spectacle.
Mais des navires de Gizeric, l'un, qui transportait les statues, coula, dit-on,
mais les Vandales atteignirent le port de Carthage
avec tous les autres.
Gizeric ensuite maria Eudocia à Honoric, l'aîné de ses fils, mais l'autre des
deux femmes, qui était l'épouse d'Olybrius, un homme des plus distingués du
sénat romain, il l'envoya à Byzance avec sa mère, Eudoxie, à la demande de
l'empereur. Maintenant, l'Orient était tombé aux mains de Léon, qui avait été
installé à ce poste par Aspar, depuis que Marcien était mort.
(traduction personnelle : Philippe Remacle)
2. Quelque temps après Genséric rasa les murailles de toutes les villes
d'Afrique, excepté celles de Carthage. Il prit ce parti dans l'idée que si les
partisans des Romains excitaient des soulèvements en Afrique, ils n'auraient
plus de places fortifiées pour leur servir de refuge, et que les troupes que
l'empereur enverrait peut-être contre lui ne pourraient s'établir dans des
villes ouvertes, et y placer des garnisons pour incommoder les Vandales. Cette
résolution parut alors très sage, et propre à assurer la conquête des Vandales.
Mais depuis, lorsque Bélisaire s'empara, avec une promptitude et une facilité
extrêmes, de toutes ces villes dépourvues de murailles, alors Genséric fut
universellement blâmé, et sa prudence excessive passa pour une folle
extravagance; car les hommes sont ainsi faits, que leur opinion sur la même
mesure varie suivant la diversité des résultats. Le roi Vandale choisit ensuite
parmi les habitants de l'Afrique les plus riches et les plus distingués; il
donna leurs domaines, leurs mobiliers et même leurs personnes réduites en état
de servage, à ses deux fils Honoric et Genzon; le troisième de ses enfants,
Théodose, était mort peu de temps auparavant, sans laisser de postérité. Il
enleva ensuite aux autres habitants de l'Afrique leurs terres les plus étendues
et les plus fertiles; il les partagea entre ses Vandales, d'où ces propriétés
ont reçu et conservent encore le nom de lot des Vandales. Les anciens
propriétaires furent réduits à la dernière misère; mais ils conservèrent leur
liberté, et purent se fixer où ils voulurent. Genséric exempta de toute espèce
d'impôt les propriétés qu'il avait assignées aux Vandales et à ses enfants.
Toutes les terres qu'il jugea trop peu productives furent laissées par lui aux
anciens possesseurs, mais chargées d'impôts qui en absorbaient tout le revenu.
De plus, un grand nombre de provinciaux furent exilés ou mis à mort sous divers
prétextes plus ou moins graves, mais en réalité pour avoir caché leur argent.
Ainsi tous les genres de calamités pesaient sur les habitants de l'Afrique.
3. Genséric distribua ensuite en cohortes les Vandales et les
Alains, et créa quatre-vingts chefs, qu'il appela chiliarques, pour faire croire
qu'il avait quatre-vingt mille combattants présents sous les drapeaux.
Néanmoins, dans les temps antérieurs, les Vandales et les Alains ne dépassaient
pas, dit-on, cinquante mille hommes; mais leur nombre s'était considérablement
accru depuis, par la naissance des enfants, et par les agglomérations
successives d'autres peuples barbares. D'ailleurs les Alains et les autres
peuplades barbares adoptèrent le nom de Vandales, excepté les Maures,
dont Genséric avait obtenu la soumission depuis la mort de Valentinien. Avec
leur secours, il faisait chaque année, au printemps, des invasions en Sicile et
en Italie. Parmi les villes de ces contrées, il en rasa quelques-unes jusqu'aux
fondements, il réduisit en esclavage les habitants de quelques autres; et après
avoir tout ravagé, et épuisé le pays non seulement d'argent, mais encore
d'habitants, il se tourna vers les possessions de l'empereur d'Orient; il
ravagea l'Illyrie, la plus grande partie du Péloponnèse et de la Grèce, et les
îles voisines; il fit de nouvelles descentes en Sicile et en Italie, pilla et
dévasta toutes les côtes de la Méditerranée. On dit qu'un jour, comme il allait
monter sur son vaisseau dans le port de Carthage, et que déjà les voiles étaient
déployées, le pilote lui demanda vers quelle contrée il devait diriger sa
course, et que Genséric lui répondit: «Vers celle que Dieu veut châtier dans sa
colère,» C'est ainsi que, sans aucun prétexte, il attaquait tous les peuples
chez lesquels le hasard le portait.
CHAPITRE VI.
1. Léon lève une puissante armée contre les
Vandales, et en donne le commandement à Basilique qui se laisse corrompre par
Aspar. 2. Anthème est fait empereur d'Occident. 3. Marcellien s'empare de la
Sardaigne, et Heraclius de Tripoli. 4. Basilique temporise par trahison. 5.
Combat naval. 6. Mort gènéreuse de Jean.
1. Léon, voulant venger l'empire de tous les outrages qu'il
avait reçus des Vandales, leva contre eux une armée de cent mille hommes, et
assembla une flotte recueillie dans toutes les mers de l'Orient. Il se montra
extrêmement libéral envers les matelots et les soldats, et n'épargna rien pour
réussir dans un dessein qu'il avait si fort à cœur; car on dit qu'il y dépensa
1300 centenaires ou 130 millions de francs. Cette énorme dépense fut
infructueuse. En effet, comme Dieu n'avait pas voulu que cette puissante flotte
détruisit les Vandales, il arriva que Léon en confia le commandement à
Basiliscus, frère de sa femme Vérina, homme d'une ambition démesurée, et qui
aspirait à monter sur le trône sans violence, et par le seul crédit d'Aspar.
Aspar appartenant à la secte des ariens, et ne voulant pas y renoncer, ne
pouvait arriver lui-même à l'empire; mais son crédit lui permettait de faire
aisément un empereur. Déjà il tramait dans l'ombre une conspiration contre Léon,
qui l'avait offensé. On dit aussi qu'alors, dans la crainte que la défaite des
Vandales n'affermit trop la puissance de Léon, il donna des instructions
secrètes à Basiliscus pour qu'il ménageât Genséric et les Vandales.
2. Léon avait donné naguère à l'empire d'Occident au sénateur
Anthème, illustre par sa naissance et par ses richesses, et il l'avait envoyé en
Italie, avec ordre de faire, conjointement avec lui, la guerre aux Vandales.
Genséric avait sollicité en vain cette dignité pour Olybrius, qui, ayant épousé
Placidie, fille de Valentinien, était son parent et son ami. Irrité de ce refus,
il porta le ravage sur toutes les terres de l'empire.
3.
Il y avait dans la
Dalmatie un homme d'une naissance distinguée, nommé Marcellien, qui autrefois
avait été l'ami d'Aétius. Après la mort de ce général, Marcellien se révolta
contre l'empereur, entraîna dans sa défection les habitants de la province, et
se rendit maître de la Dalmatie, sans que personne s'opposât à ses ambitieux
desseins. Léon le gagna à force de caresses, et l'engagea à opérer une descente
en Sardaigne, île alors soumise aux Vandales. Marcellien les en chassa sans
beaucoup de peine, et s'empara de l'île. Dans ce moment aussi Héraclius, qui
avait été envoyé de Byzance à Tripoli, y vainquit les Vandales en bataille
rangée, prit facilement les villes de cette contrée, et, après avoir laissé ses
vaisseaux à l'ancre, s'avança par terre vers Carthage. Tels étaient les préludes
de la guerre.
4. Cependant Basiliscus aborda, avec toute sa flotte, à une petite
ville éloignée de Carthage de deux cent quatre-vingts stades,
et que les Romains appelaient Mercurium, à cause d'un vieux temple qu'on y avait
élevé en l'honneur de Mercure.
S'il n'eut pas à dessein consumé le temps et s'il eût été droit à Carthage, il
l'eut emportée d'emblée et soumis les Vandales, qui n'étaient point alors en
état de lui résister, tant Genséric redoutait Léon, qu'il regardait comme un
empereur invincible, tant l'avait effrayé la conquête de la Sardaigne et de
Tripoli, et l'apparition de cette flotte de Basiliscus, la plus formidable
qu'eussent jamais équipée les Romains. Mais le retard de Basiliscus, causé par
sa lâcheté ou par sa trahison, fit échouer l'entreprise. Genséric sut habilement
profiter des avantages que lui laissait la lenteur de son adversaire. Il arma le
plus grand nombre de Vandales qu'il put rassembler, les fit monter sur ses
grands vaisseaux, et fit préparer beaucoup de barques légères, où il ne mit
point d'équipage, mais qu'il remplit de matières combustibles.
Ensuite il envoya des députés à Basiliscus, et le pria de remettre le combat au
cinquième jour: il demandait ce temps pour délibérer, et promettait ensuite de
donner pleine satisfaction à l'empereur. On dit même qu'il envoya, à l'insu de
l'armée romaine, une grande somme d'or à Basiliscus, et qu'il lui acheta cette
trêve. Il agissait ainsi, dans l'espoir que, pendant ce laps de temps, il
s'élèverait un vent favorable; ce qui arriva en effet. Basiliscus, soit pour
s'acquitter de ses engagements envers Aspar, soit pour vendre à prix d'argent
l'occasion propice, soit qu'il crût en cela prendre le meilleur parti, accéda
aux demandes de Genséric, demeura inactif dans son camp, comme s'il attendait
que l'ennemi eût trouvé le moment d'agir.
5.
Les Vandales, sitôt qu'ils virent se
lever le vent qu'ils avaient attendu avec tant d'impatience, déploient leurs
voiles, et, traînant à la remorque les barques qu'ils avaient préparées comme je
l'ai dit, naviguent vers la flotte romaine. Lorsqu'ils en furent tout près, ils
mettent le feu aux brûlots, et, déployant toutes les voiles de ces navires, ils
les lancent sur la flotte romaine. Comme les vaisseaux en étaient très serrés,
1a flamme des brûlots se communiquait facilement de l'un à l'autre, et les
navires étaient détruits par le feu, avec les barques qui les avaient incendiés.
A mesure que l'embrasement s'accroissait, sur la flotte romaine régnait un
tumulte étrange; tout retentissait de cris forcenés, mêlés au murmure du vent et
au pétillement de la flamme. Les soldats et les matelots, s'exhortant
mutuellement dans cette confusion épouvantable, repoussaient de leurs crocs et
les barques incendiaires et leurs propres navires, qui, au milieu de cet
horrible désordre, se consumaient réciproquement. En même temps les vandales
fondent sur eux, les accablent d'une grêle de traits, coulent à fond les
vaisseaux et dépouillent le soldat romain, qui s'enfuyait avec ses armes.
6.
Cependant, parmi les Romains, il y eut quelques hommes qui, dans cette lutte,
déployèrent un grand courage. Celui qui se distingua le plus fut Jean,
lieutenant de Basiliscus, qui n'avait nullement participé à la trahison du
général. Son vaisseau avait été entouré d'une multitude d'ennemis: il fit face
de tous côtés, en tua un grand nombre; et lorsqu'il se vit enfin sur le point
d'être pris, il se précipita du pont dans la mer avec toutes ses armes. Genson,
fils de Genséric, adressait de vives instances à ce guerrier courageux, pour le
décider à se rendre, lui promettant la vie, lui engageant sa parole. Ce fut en
vain; il s'engloutit dans la mer en prononçant cette seule parole: « Qu'il ne se
jetterait pas vivant dans la gueule des chiens. » Telle fut l'issue de cette
guerre. Héraclius retourna à Constantinople; Marcellien était mort par la
perfidie d'un de ses collègues. Basiliscus, de retour à Byzance, gagna un lieu
d'asile, se prosterna en suppliant dans l'église consacrée à Jésus-Christ, que
les Byzantins appellent le Temple de la Sagesse,
persuadés que cette appellation convient parfaitement à Dieu. Il fut sauvé par
les prières de l'impératrice Vérina. Quant à l'empire, qui avait été le but de
toutes ses actions, il ne put l'obtenir alors, ses protecteurs Aspar et
Ardaburius ayant été mis à mort dans le palais par ordre de Léon, qui les
soupçonnait d'avoir conspiré contre sa vie.
CHAPITRE VII.
1. Mort d'Anthème, d'Olybrius et des deux Léons. 2.
Éloge de Majorin. Stratagème dont il use ; prodige qui lui arrive. Espérance
fondée sur l'estime de sa valeur, ruinée par sa mort précipitée. 3. Nepos, GIycérius, et Auguste lui succèdent pour peu de temps. 4. Basilique usurpe
l'Empire, est trahi par Armatus. et livré à Zénon par Acace, évêque de
l'église où il s'était réfugié. 5. Sa fin déplorable. 6. Traité de paix entré
Gizéric et Zénon. Mort et testament de Gizéric.
1. L'empereur d'Occident Anthémius périt assassiné par son
gendre Ricimer. Olybrius, après avoir occupé l'empire pendant quelques mois,
termina sa vie de la même manière. Léon aussi étant mort à Byzance, eut peur
successeur un autre Léon, fils de Zénon et d'Ariane, fille du premier Léon. Son
père lui fut associé à l'empire, à cause de son jeune âge; mais l'enfant ne
vécut que peu de temps.
2. Avant ces événements, l'empire d'Occident avait été occupé par
Majorin, que je ne pourrais sans injustice passer sous silence. Celui-ci, qui
surpassait en vertus tous les empereurs romains ses prédécesseurs, fut vivement
touché des malheurs de l'Afrique. Il leva dans la Ligurie une puissante armée,
pour marcher contre les Vandales; et comme il était nourri dans les travaux et
dans les dangers de la guerre, il résolut de la conduire lui-même à l'ennemi.
Mais, jugeant qu'il était nécessaire de reconnaître d'abord les forces des
Vandales, le caractère de Genséric, et de plus les sentiments d'affection ou de
haine que portaient aux Vandales les Maures et les Africains, il entreprit
lui-même cette exploration. Il prit donc le rôle d'un envoyé de l'empereur, se
donna un faux nom, et partit pour aller trouver Genséric. Mais pour n'être pas
reconnu, ce qui lui eût attiré des malheurs et suscité des obstacles, il eut
recours à cet artifice. Comme il était connu partout pour la beauté de sa
chevelure, qui était d'un blond pâle et qui avait l'éclat de l'or le plus pur,
il employa une pommade inventée pour la teinture, qui en un moment rendit ses
cheveux parfaitement noirs. Quand il fut en présence de Genséric, ce prince
barbare, après avoir employé plusieurs moyens pour l'épouvanter, le mena enfin,
comme pour lui faire honneur, dans un appartement rempli d'une grande quantité
de superbes armures. On dit que ces, armes s'entrechoquèrent alors d'elles-mêmes
avec un bruit terrible. Genséric crut d'abord que c'était l'effet d'un
tremblement de terre. Mais lorsqu'il fut sorti de l'arsenal, qu'il eut demandé
si la terre n'avait pas tremblé, et qu'on lui eut unanimement répondu qu'on
n'avait ressenti aucune secousse, il fut frappé de terreur, convaincu que
c'était un prodige, bien qu'il ne pût deviner ce qu'il présageait.
Quand Majorin eut atteint son but, il s'en retourna dans la
Ligurie, où s'étant mis à la tête de son armée, il la conduisit par terre
jusqu'aux colonnes d'Hercule.
Il avait résolu d'y passer le détroit, et ensuite de marcher par terre
directement sur Carthage. Genséric, instruit du projet de Majorin, et ayant
appris la manière dont ce prince l'avait déçu sous la figure d'un ambassadeur,
conçut de sérieuses craintes, et prépara tout pour la guerre. La haute opinion
que les Romains avaient prise des rares qualités de leur empereur, leur donnait
l'espoir bien fondé de recouvrer l'Afrique. Mais, au milieu de ses préparatifs,
ce prince, chéri de ses sujets et redouté de ses ennemis, fut atteint de la
dysenterie, et mourut en peu de temps.
3.
Népos, qui lui succéda, mourut de maladie, n'ayant régné que
quelques jours. Glycérius après lui obtint la même dignité, et en fut privé par
le même genre de mort. Auguste fut ensuite revêtu de la pourpre impériale. Il y
a eu d'autres empereurs d'Occident dont je tais à dessein les noms, parce qu'ils
n'ont régné que peu de temps, et qu'ils n'ont rien fait de mémorable. Voilà ce
qui se passa dans l'Occident.
4. Dans l'Orient, Basiliscus, toujours dévoré du désir de régner,
usurpa facilement le trône qu'il convoitait, l'empereur Zénon et sa femme
s'étant enfuis dans l'Isaurie, dont ils étaient originaires. Basiliscus avait à
peine régné dix-huit mois, lorsque Zénon, qui avait appris que les gardes du
palais et presque tous les autres corps de l'armée étaient révoltés de sa
tyrannie et de son avidité insatiable, leva une armée et marcha contre lui.
Basiliscus rassembla aussi des troupes, dont il donna le commandement à Armatus.
Mais lorsque ce général fut en présence de Zénon, il lui livra ses troupes, à
condition qu'il créerait César son fils Basiliscus,
encore enfant, et qu'il le désignerait pour son successeur. Basiliscus,
abandonné de tous, se réfugia dans la même église qui lui avait déjà servi
d'asile. Mais il fut livré à Zénon par Acacius, évêque de Constantinople, qui
lui reprocha son impiété, et les troubles que, par son adhésion aux erreurs
d'Eutychès, il avait suscités dans l'église chrétienne. Ces reproches n'étaient
pas sans fondement.
5.
Quand Zénon eut recouvré la puissance impériale, pour
acquitter sa promesse envers Armatus, il nomma son fils César; mais bientôt il
lui ôta ce titre, et fit mourir Armatus. Ensuite il relégua l'usurpateur
Basiliscus, sa femme et ses enfants, dans la Cappadoce, les contraignit à partir
au milieu des rigueurs de l'hiver, et les y laissa sans vivres, sans vêtements,
sans aucune assistance. Ces malheureux exilés, également tourmentés par la faim
et par le froid, n'avaient d'autre ressource que de se serrer les uns contre les
autres pour se réchauffer. Enfin, après une longue et cruelle agonie, ils
moururent dans ces tendres et douloureux embrassements. C'est ainsi que
Basiliscus expia les maux qu'il avait faits à l'empire; mais cela arriva plus
tard.
6.
Genséric s'étant, comme nous l'avons dit, débarrassé de ses
ennemis autant par la ruse que par la force, dévastait plus cruellement que
jamais les provinces maritimes de l'empire romain. Enfin Léon transigea avec
lui, et conclut un traité de paix perpétuelle, dans lequel il fut convenu que
les Vandales et les Romains s'abstiendraient mutuellement de toute espèce
d'hostilités. Ce traité fut religieusement observé par Zénon, par Anastase son
successeur, et même par l'empereur Justin. Mais sous le règne de Justinien,
neveu et successeur de ce dernier, une guerre s'allume entre les Romains et les
Vandales, que je raconterai plus tard. Genséric mourut bientôt après, dans un
âge fort avancé. Il régla par son testament, entre autres dispositions, qu'à
l'avenir le royaume des Vandales appartiendrait toujours à l'aîné de ses
descendants en ligne directe et de race masculine. Genséric mourut donc, comme
nous l'avons dit, ayant régné trente-neuf ans sur les Vandales, depuis la prise
de Carthage.
CHAPITRE VIII.
1. Honoric persécute les Chrétiens. Les Maures
s'emparent du mont Aurase. 2. Gondamond succède à Honoric, et continue la
persécution. Trasamond son frère en change la manière, et épouse Amalasride,
soeur de Théodoric roi des Goths. 3. Gabaon roi des Maures s'efforce de réparer
les profanations des Vandales, les combat, et les défait.
1.
Comme Genzon était déjà mort, Honoric, l'aîné des enfants
survivant de Genséric, lui succéda sur le trône. Tout le temps qu'Honoric régna
sur les Vandales, ils n'eurent d'autre guerre à soutenir que celle des Maures.
Ces peuples étaient demeurés en repos durant la vie de Genséric, contenus par la
crainte que leur inspirait sa puissance; mais à peine fut-il mort, qu'il s'éleva
entre eux et les Vandales une guerre cruelle, où les deux peuples souffrirent
tour à tour. Honoric exerça des injustices et des violences horribles contre les
chrétiens d'Afrique. Comme il voulait les contraindre à embrasser la secte des
ariens, ceux qu'il trouvait peu disposés à lui obéir, il les faisait périr par
le feu ou par d'autres supplices non moins cruels. Il fit couper la langue tout
entière à plusieurs d'entre eux, qu'on a vus de notre temps à Constantinople
parler très distinctement, et sans être gênés par l'absence de l'organe qu'ils
avaient perdu. Il y en eut deux cependant qui perdirent la parole, pour avoir eu
commerce avec des femmes débauchées. Honoric, après huit ans de règne, mourut de
maladie, au moment où les Maures du mont Aurès venaient de se détacher des
Vandales et de se déclarer indépendants. (Le mont Aurès est situé, dans la
Numidie, à treize journées de Carthage, et s'étend du nord au midi.) Depuis, les
Vandales ne purent jamais les soumettre, les pentes abruptes et escarpées de ces
montagnes les empêchant d'y porter la guerre.
2.
Après la mort d'Honoric, Gondamond, fils de Genzon, parvint au
trône des Vandales par la prérogative de l'âge, qui le rendait le chef de la
maison de Genséric. Il fit souvent la guerre aux Maures; plus souvent encore, il
soumit les chrétiens à des supplices atroces. Il mourut de maladie dans la
douzième année de son règne, et eut pour successeur son frère Trasamond, prince
remarquable par la beauté de sa figure, par une prudence et une grandeur d'âme
singulières. Celui-ci engagea aussi les chrétiens à abjurer la religion de leurs
ancêtres, non pas, comme ses prédécesseurs, par le fouet et les tortures, mais
en distribuant (les honneurs, des richesses, des dignités à ceux qui changeaient
de religion. Quant à ceux, quels qu'ils fussent, qui restaient fermes dans leurs
croyances, il feignait seulement de ne pas les connaître; ou si quelqu'un
d'entre eux commettait un crime, soit involontairement, soit avec préméditation,
il leur offrait l'impunité, pourvu qu'ils consentissent à l'apostasie. Sa femme
étant morte sans lui laisser d'enfants, il crut utile de se remarier pour
assurer la stabilité de sa dynastie, et envoya une ambassade à Théodoric, roi
des Goths, pour lui demander en mariage sa sœur Amalafride, veuve elle-même
depuis peu de temps. Théodoric la lui envoya avec une escorte de mille seigneurs
Goths, qui devaient lui servir de garde. Ceux-ci étaient suivis de compagnons et
de servants d'armes choisis parmi les guerriers les plus braves, et dont le
nombre s'élevait à cinq mille environ. Il donna aussi à sa sœur le promontoire
de Lilybée en Sicile. Cette alliance rendit Trasamond le plus illustre et le
plus puissant roi qui eût jamais commandé aux Vandales, et lui acquit l'amitié
particulière de l'empereur Anastase. Ce fut cependant sous son règne que les
Vandales éprouvèrent, en combattant les Maures, le plus rude échec qu'ils aient
jamais essuyé.
3.
Les Maures qui habitent aux environs de Tripoli avaient pour chef
un prince très expérimenté dans la guerre et plein de sagacité, nommé Gabaon. Ce
prince, instruit d'avance de l'expédition que préparaient contre lui les
Vandales, se conduisit de cette manière: Il commença par ordonner à ses sujets
de s'abstenir non-seulement de toute espèce de crimes, mais de tous les aliments
propres à amollir le courage, et surtout de l'usage des femmes. Il construisit
ensuite deux camps fortifiés, dans l'un desquels il se plaça avec tous les
hommes; il mit les femmes dans l'autre camp, et prononça la peine de mort contre
ceux qui oseraient pénétrer dans cette enceinte. Cela fait, il envoya des
espions à Carthage, et leur commanda d'observer les profanations que les
Vandales, en marchant contre lui, exerceraient dans les temples révérés des
chrétiens; et quand ceux-ci auraient repris leur route, d'entrer dans ces lieux
sacrés, et d'y tenir une conduite tout à fait opposée. On prétend même qu'il dit
« qui il ne connaissait point le Dieu qu'adoraient les chrétiens, mais que
puisqu'il avait une puissance infinie, comme on l'assurait, il était bien juste
qu'il châtiât ceux qui l'outrageaient, et qu'il protégeât ceux qui lui rendaient
des honneurs. » Quand les espions furent arrivés à Carthage, ils examinèrent à
loisir les préparatifs des Vandales; et lorsque leur armée se fut mise en marche
vers Tripoli, ils la suivirent, revêtus de vêtements très simples. Dès le
premier campement, les Vandales logèrent dans les élises leurs chevaux et leurs
bêtes de somme, et, s'abandonnant à une licence effrénée, troublèrent les saints
lieux de toute sorte d'outrages et de profanations. Ils accablaient de soufflets
et de coups de bâton les prêtres qui tombaient entre leurs mains, et leur
imposaient les services réservés ordinairement aux plus vils esclaves. Après le
départ des Vandales, les espions de Gabaon s'acquittent exactement de ce qui
leur avait été prescrit. Ils nettoyaient les églises, balayaient avec soin et
transportaient au dehors le fumier et tout ce qui était de nature à profaner le
lieu saint, allumaient toutes les lampes, s'inclinaient respectueusement devant
les prêtres, et leur donnaient des marques de bienveillance et d'affection;
enfin ils distribuaient des pièces d'argent aux pauvres qui étaient assis autour
de l'église. Ils suivirent ainsi l'armée des Vandales, expiant partout les
profanations commises par ces barbares. Ceux-ci étaient arrives assez près des
Maures, lorsque les espions, les ayant devancés, allèrent rapporter à Gabaon les
sacrilèges que les Vandales s'étaient permis dans les temples chrétiens, et ce
qu'ils avaient fait eux-mêmes pour les séparer; ils ajoutèrent que l'ennemi
était à peu de distance. Gabaon, à cette nouvelle, se prépare au combat. Il
trace une ligne circulaire dans la plaine où il avait dessein de se retrancher.
Sur cette ligne il dispose obliquement ses chameaux, et en forme une sorte de
palissade vivante qui, du côté opposé à l'ennemi, était composée de douze
chameaux de profondeur. Au centre il plaça les enfants, les femmes, les
vieillards, et la caisse de l'armée. Quant aux hommes en état de combattre, il
les place, couverts de leurs boucliers, sous le ventre des chameaux. L'armée des
Maures étant rangée dans cet ordre, les Vandales ne surent comment s'y prendre
pour l'attaquer; car ils n'étaient accoutumés ni à combattre à pied, ni à tirer
de l'arc, ni à lancer des javelots. Ils étaient tous cavaliers, et ne se
servaient guère que de la lance et de l'épée. Ils ne pouvaient donc, de loin,
causer aucun dommage à l'ennemi, ni faire approcher des Maures leurs chevaux,
que l'aspect et l'odeur des chameaux remplissaient d'épouvante. Pendant ce
temps-là les Maures, qui, à couvert sous leur rempart vivant, lançaient une
grêle de traits, ajustaient à leur aise et abattaient les chevaux et les
cavaliers, qui, de plus, avaient le désavantage de combattre très serrés. Les
Vandales prirent la fuite, et les Maures, s'élançant hors de leur retranchement,
en tuèrent un grand nombre, en firent beaucoup prisonniers, et de cette
nombreuse armée il ne retourna dans leur pays qu'un fort petit nombre de
soldats. C'est ainsi que les Maures défirent les Vandales sous le règne de
Trasamond, qui mourut après avoir occupé le trône pendant vint-sept ans.
CHAPITRE IX.
1.
Moeurs d'Ildéric, successeur de Trasamond. 2. Gélimer conspire contre Ildéric,
le met en prison, et usurpe la souveraineté. 3. Lettres de Justinien à Gélimer,
avec la réponse. 4. Justinien médite de faire la guerre aux Vandales.
1. A Trasamond succéda Ildéric, fils d'Honoric et petit-fils de
Genséric; prince extrêmement doux pour ses peuples et de très facile accès, qui
ne persécuta jamais les chrétiens, mais dépourvu de talents militaires, et ne
pouvant même entendre parler de guerre. Hoamer, son neveu, guerrier remarquable
par ses hauts faits, commandait l'armée, et avait acquis une si belle
réputation, qu'on l'appelait l'Achille des Vandales. Sous le règne d'Ildéric,
les Vandales furent défaits eu bataille rangée par les Maures de la Byzacène que
commandait Antallas, et virent se rompre les relations d'amitié qu'ils avaient
autrefois contractées avec Théodoric et les Goths. La cause de cette rupture fut
l'emprisonnement d'Amalafride, et le massacre de tous les Goths qu'on avait
accusés de conspiration contre Ildéric et les Vandales. Cependant Théodoric
n'essaya pas d'en tirer vengeance; il sentait que ses trésors ne suffiraient pas
à l'armement de la flotte qui lui était nécessaire pour faire une invasion en
Afrique. Ildéric était uni par les liens étroits de l'amitié et de l'hospitalité
avec Justinien, qui, sans être encore parvenu à l'empire, le gouvernait en effet
sous son oncle Justin, que sa vieillesse et son incapacité rendaient inhabile
aux affaires. Justinien et Ildéric entretenaient, par de magnifiques présents,
leur attachement réciproque.
2.
Il y avait alors à la cour des Vandales un certain Gélimer, fils
de Gélarid, petit-fils de Genzon, et arrière-petit-fils de Gensé-ric: comme il
était, après Ildéric, le plus âgé des princes du sang royal, tout le monde
pensait qu'il devait bientôt arriver au pouvoir. Il passait pour le plus habile
capitaine de son siècle; mais c'était un homme d'un caractère fourbe et rusé,
habile à susciter des révolutions et à s'emparer du bien d'autrui. Comme la
couronne ne lui arrivait point assez tôt au gré de son impatience, il ne se
soumettait qu'avec peine aux lois qui réglaient la succession. Il s'attribuait
toutes les fonctions royales, en usurpait d'avance toutes les prérogatives, et
le caractère doux et facile d'Ildéric encourageait cette ambition effrénée.
Gélimer enfin engagea dans ses intérêts les plus braves des Vandales, et leur
persuada de déposer Ildéric, comme un lâche qui s'était laissé vaincre par les
Maures, et qui, par jalousie contre un prince issu de Genséric, mais d'une autre
branche que la sienne, voulait le priver du trône et livrer à Justin l'empire
des Vandales. C'était là, disait-il, l'unique motif de l'ambassade qu'Ildéric
avait envoyée à Constantinople. Les Vandales, séduits par ces perfides
calomnies, prononcent la déposition de leur roi. Gélimer ayant ainsi usurpé
l'autorité suprême dans la septième année du règne d'Ildéric, jeta en prison ce
prince, et ses deux frères Hoamer et Évagès.
3. Quand Justinien, qui dans l'intervalle était arrivé à l'empire,
fut instruit de cette révolution, il envoya en Afrique des ambassadeurs [chargés
de représenter à Gélimer
qu'il pouvait bien conserver sur le trône le vieux Ildéric, puisque ce prince
n'avait que l'ombre de la souveraineté, et qu'elle reposait tout entière dans
les mains de Gélimer; qu'en consentant à cette transaction, il acquerrait les
faveurs du ciel et l'amitié des Romains. ]
avec une lettre conçue en ces termes.
C'est
une action très injuste et très contraire à la dernière volonté de Giziéric, que
de tenir en prison un vieillard, un parent, et, si le testament de ce prince a
quelque force, un roi des Vandales ; et que de le priver par la plus grande de
toutes les violences, d'un royaume, en possession duquel la loi du pays vous
doit bientôt mettre. Je vous prie de ne pas continuer dans une injustice
si criminelle, et de ne vous pas charger du nom odieux de tyran, pour vous être
trop hâté de prendre celui de Roi. Souffrez que ce bon homme, qui n'est pas
éloigné de la mort, porte l'image de la royauté durant que vous en faites
les fonctions. Et attendez que le temps, et le testament de Gizéric vous en
donnent le titre, qui est la seule chose qui vous manque. En faisant cela, vous
ferez une chose agréable à Dieu, et qui vous assurera notre amitié.
Gélimer renvoya des députés sans leur
donner de réponse. Pour comble d'insulte, il fit crever les yeux à Hoamer, et
resserrer dans une prison plus étroite Ildéric et Évagès, sous prétexte qu'ils
avaient le dessein de s'enfuir à Constantinople. Justinien, apprenant ces
nouveaux excès, lui envoya une nouvelle ambassade.
dont voici les termes:
Je ne croyais pas que vous
dussiez mépriser l'avis que je vous avait donné par ma première lettre, mais
puisque vous êtes résolu de garder un royaume, que vous avez acquis par de si
mauvaises voies, jouissez-en, et goûtez les plaisirs qu'il plaira à Dieu vous en
donner. Ce que je vous demande maintenant, est que vous envoliez Ildéric à
Constantinople avec Hoamer et son frère, afin qu'ils y reçoivent la consolation
dont peuvent être capables des personnes, qui ont été privées de la possession
d'un royaume, et de la vue de tout ce qu'il y a de beau dans le monde. Si vous
ne m'accordez volontairement ce que je désire, il ne sera plus en votre pouvoir
de le résister. La confiance qu'ils ont eue en mon amitié, m'oblige à embrasser
leurs intérêts. Je ne contreviendrai point en cela à la paix, faite avec Gizéric, puisque je n'attaquerai pas son successeur, mais que je repousserai seulement
les injures qu'il m'a faites.
[Il somma Gélimer de renvoyer à Constantinople Ildéric et ses deux frères, sinon
il le menaçait de sa vengeance, et d'armer contre lui toutes les forces de
l'empire. ]
[Gélimer répondit
« qu'on n'avait point de violence à lui reprocher; que les Vandales, indignés
contre un prince qui trahissait son pays et sa propre maison, avaient jugé à
propos de lui ôter la couronne, pour la donner à un autre à qui elle appartenait
de droit; que, chaque souverain ne devant s'occuper que du gouvernement de ses
propres États, l'empereur pouvait s'épargner le soin de porter ses regards sur
l'Afrique; qu'après tout, s'il aimait mieux rompre les nœuds sacrés du traité
conclu avec Genséric, on saurait lui résister; et que les serments par lesquels
Zénon avait engagé ses successeurs ne seraient pas impunément violés. »
]
Gélimer
ayant lu la lettre de Justinien, y fit cette réponse. Je ne me suis point
emparé par force du royaume, et je n'ai fait aucune injure à mes parents. C'est
la nation des Vandales qui a déposé Ildéric, pour empêcher les nouveautés qu'il
tramait contre la maison de Gizéric. Je suis parvenu à la couronne par la loi du
pays, comme le plus ancien de la famille. Un prince sait également de gouverner
son état sans se mêler de celui d'un autre. Contentez-vous de commander dans
votre Empire, et ne vous inquiétez pas de ce qui se fait ailleurs. Si vous
violez l'alliance, et que vous preniez les armes, nous serons obligés de nous
défendre, en protestant néanmoins, que de nous-mêmes nous souhaitons
d'entretenir la paix, que nous avons jurée avec Zénon, de qui vous remplissez
la place.
4. Justinien était déjà aigri contre Gélimer. Après avoir lu cette lettre, il
sentit redoubler en lui le désir de la vengeance; et comme il était habile à
concevoir et actif pour exécuter, il résolut de faire sans retard la paix avec
les Perses, et de porter la guerre en Afrique. Bélisaire, général de l'armée
d'Orient, était à Constantinople où l'empereur l'avait rappelé, sans lui dire,
ni à aucun autre, qu'il lui destinait le commandement de l'expédition d'Afrique.
Pour mieux cacher ses projets, il avait fait semblant de le destituer. Cependant
la paix fut conclue avec les Perses, comme je l'ai raconté dans les livres
précédents.
CHAPITRE X.
1. Guerre contre les
Vandales appréhendée par les officiers et les soldats. 2. Dissuadée par
Jean, préfet du prétoire. 3. Conseillée par un évêque d'Orient. Justinien
devient par accident maître de Tripoli et de Sardaigne.
1. Quand Justinien eut terminé ses différends avec la Perse et
mis en bon ordre les affaires de l'intérieur, il s'ouvrit à son conseil de ses
projets sur l'Afrique. Mais lorsqu'il eut déclaré sa résolution de lever une
armée contre Gélimer et les Vandales, 1a plupart de ses conseillers furent
saisis de terreur en se rappelant l'incendie de la flotte de Léon, la défaite de Basiliscus, le grand nombre de soldats qu'avait perdus l'armée, et les dettes
énormes qu'avait contractées le trésor. Surtout le préfet du prétoire, que les
Romains appellent préteur, celui de l'ærarium, et
tous les officiers du fisc et du trésor public, étaient déjà en proie à de vives
angoisses, dans l'attente des rigoureux traitements qu'on leur ferait essuyer
pour les contraindre à fournir les sommes immenses que nécessiteraient les
dépenses de cette guerre. Il n'y avait point de capitaine qui ne tremblât à la
pensée d'être chargé du commandement, et qui ne cherchât à éviter ce pesant
fardeau; car il fallait nécessairement, après avoir subi les hasards et les
incommodités d'une longue navigation, asseoir son camp sur une terre ennemie,
et, aussitôt après le débarquement, en venir aux mains avec une nombreuse et
puissante nation. De plus, les soldats, revenus tout récemment d'une guerre
longue et difficile,
et qui commençaient à peine à goûter les douceurs de la paix et du foyer
domestique, montraient peu d'empressement pour une expédition qui les forcerait
à combattre sur mer, genre de guerre jusqu'alors étranger à leurs habitudes, et
qui, des extrémités de la Perse et de l'Orient, les transporterait au fond de
l'Occident pour affronter les vandales et les Maures. Le peuple, selon sa
coutume, voyait avec plaisir arriver un événement qui lui offrait un spectacle
nouveau sans compromettre sa sûreté personnelle.
Personne, excepté Jean de Cappadoce, préfet du prétoire, l'homme
le plus hardi et le plus éloquent de son siècle, n'osa ouvrir la bouche devant
l'empereur, pour le dissuader de cette entreprise: les autres se bornaient à
déplorer en silence le malheur des temps. Jean de Cappadoce prit la parole,
et, après avoir protesté au prince qu'il était entièrement soumis à ses
volontés, il lui représenta
[« l'incertitude du succès, déjà trop prouvée par les
malheureux efforts de Zénon; l'éloignement du pays, où l'armée ne pouvait
arriver par terre qu'après une marche de cent quarante jours, et par mer
qu'après avoir essuyé les risques d'une longue et dangereuse navigation, et
surmonté les périls d'un débarquement qui trouverait sans doute une opposition
vigoureuse. Qu'il faudrait à l'empereur près d'une année pour envoyer des ordres
au camp et en recevoir des nouvelles;
que s'il réussissait dans la conquête de l'Afrique, il ne pourrait la conserver,
n'étant maître ni de la Sicile, ni de l'Italie; que s'il échouait dans son
entreprise, outre le déshonneur dont ses armées seraient ternies, il attirerait
la guerre dans ses propres États. Ce que je vous conseille, prince, ajouta-t-il,
n'est pas d'abandonner absolument ce projet, vraiment digne de votre courage,
mais de prendre du temps pour délibérer. Il n'est pas honteux de changer d'avis
avant qu'on ait mis la main à l'œuvre: lorsque le mal est arrivé, le repentir
est inutile. »]
2. César, la familiarité dont vous avez la bonté de
nous honorer, nous donne la confiance de faire, et de dire beaucoup de choses
pour l'intérêt de votre état, quoique nous prévoyions bien qu'elles ne vous
seront pas agréables. Vous savez si bien tempérer votre pouvoir par votre
justice, que vous ne croyez pas que ceux, qui sont prêts à vous obéir en toutes
sortes de rencontres, soient les plus affectionnés à votre service. Vous pesez
nos paroles et nos actions avec une si parfaite équité, que vous nous permettez
de combattre vos sentiments, et de résister à vos volontés. C'est ce qui me fait
entreprendre de vous donner aujourd'hui un avis, dont vous vous choquerez
d'abord, mais que vous reconnaîtrez dans la suite, ne procéder que du zèle que
j'ai pour tout ce qui vous touche, de la sincérité duquel je ne veux point
d'autre témoin que vous-même. Si, n'étant pas persuadé par mes paroles, vous
prenez les armes contre les Vandales, vous serez convaincu de la solidité de mes
raisons par la longueur, et par la difficulté de la guerre. Si vous étiez assuré
de remporter l'avantage, il n'y aurait pas un si grand inconvénient à employer
pour cela la vie des hommes, à épuiser les finances, à supporter de grandes
fatigues, et à courir d'extrêmes dangers, parce que tous ces
malheurs seraient en quelque sorte compensés par le bien de la victoire. Mais si
cette victoire est entre les mains de Dieu,et si l'expérience du passé nous
oblige d'appréhender toujours le succès des armes, pourquoi ne par
préférer le repos au péril ? Votre dessein est d'aller assiéger Carthage; il y a
cent quarante journées de chemin par terre; il y a par mer toute la longueur de
la Méditerranée. Il se passera une année avant que vous appreniez des nouvelles
de votre camp. Quelqu'un ajoutera, peut-être, que vous surmonteriez vos ennemis, il ne serait pas pour ce en votre pouvoir de conserver l'Afrique, à cause que
vous n'êtes pas maîtres de l'Italie et de la Sicile . Mais s'il vous arrive
quelque disgrâce, l'infraction que vous aurez faire de la paix, attirera la
guerre au milieu de votre Empire. Enfin la victoire ne vous apporterait pas un
grand avantage, et une défaite serait la ruine entière de votre Empire si
florissant et si superbe. Il faut délibérer mûrement, avant que d'entreprendre
les affaires. Quand les pertes sont arrivées, il est inutile de s'en repentir.
Quand le mal est fait, il n'est plus temps de changer d'avis.
3. Ce discours ébranla Justinien, et ralentit un peu son ardeur pour
la guerre. Mais alors un évêque
arriva de l'Orient, et dit qu'il avait une communication importante à faire à
l'empereur. Ayant été introduit en sa présence, il lui assura que Dieu lui avait
commandé en songe de venir le trouver, et de lui reprocher, en son nom, qu'après
avoir résolu de délivrer les chrétiens d'Afrique de la tyrannie des barbares, il
eût abandonné par de vaines craintes un si louable dessein. « Le Seigneur,
dit-il, m'a dit ces mots: Je serai à tes côtés dans les combats, et je
soumettrai l'Afrique à ton empire. » Après avoir entendu ces paroles du prêtre,
Justinien reprend sa première ardeur. Il rassemble des soldats, fait équiper des
vaisseaux, préparer des armes et des vivres, et ordonne à Bélisaire de se tenir
prêt à partir, au premier jour, pour l'Afrique.
4.
Cependant un citoyen de Tripoli,
nommé Pudentius, fit révolter cette ville contre les Vandales, et envoya
demander quelques troupes à Justinien, lui promettant qu'avec ce secours il
réduirait facilement la province sous son obéissance. Justinien y envoya un
capitaine nommé Tattimath avec une petite armée, dont Pudentius se servit si
habilement, qu'en l'absence des Vandales il s'empara de la province et la soumit
à l'empire. Gélimer s'apprêtait à punir la révolte de Pudentius, lorsqu'il en
fut empêché par un accident imprévu.
Il y avait parmi les sujets de Gélimer un guerrier de race gothique, nommé
Godas, homme courageux, actif, doué d'une force de corps singulière, et qui,
paraissant dévoué au service de son maître, avait reçu de sa libéralité le
gouvernement de la Sardaigne, à la charge de lui payer un tribut annuel. Mais
comme il avait l'esprit trop faible pour supporter et pour digérer, s'il est
permis de parler ainsi, la prospérité de sa fortune, il usurpa la souveraineté,
s'empara de l'île tout entière, et refusa mémé le tribut. Quand il sut que
Justinien était tout entier au désir de se venger de Gélimer et de porter la
guerre en Afrique, il lui écrivit
[«qu'il n'avait pas personnellement à se plaindre de son maître; mais que les
cruautés de Gélimer lui inspiraient une telle indignation, qu'il croirait s'en
rendre complice s'il continuait de lui obéir; que, préférant le service d'un
prince équitable à celui d'un tyran, il se donnait à l'empereur, et qu'il le
priait de lui envoyer des troupes pour le soutenir contre les Vandales.» ]
J'ai quitté le parti de mon Seigneur, non pas par le
ressentiment d'aucune injure qu'il m'ait faite, mais par la crainte d'être
accusé d'avoir part aux cruautés qu'il exerce contre ses sujets, et contre ses
proches, J'ai cru qu'il valait mieux, obéir à un Empereur équitable, qu'à un
tyran violent. C'est à vous à seconder mes efforts, et à m'envoyer du secours.
Justinien apprit avec joie cette nouvelle; il lui
envoya Eulogius, avec une réponse dans laquelle il louait Godas de sa prudence
et de son zèle pour la justice. Il lui promit de joindre ses armes aux siennes,
de lui envoyer des troupes et un commandant pour garder l'île avec lui, et enfin
de le protéger contre tous les efforts des vandales. Eulogius, arrive en
Sardaigne, trouva Godas portant le nom de roi, entouré de gardes, et revêtu des
insignes de la souveraine puissance. Après avoir lu la lettre de l'empereur, il
répondit «qu'il recevrait avec plaisir un renfort de soldats, mais qu'il n'avait
nul besoin de général;» et il renvoya Eulogius avec une lettre conçue à peu près
dans cet esprit.
CHAPITRE XI.
1. Nombre de
troupes. Noms des commandants. 3. Mauvais présage tiré d'une parole
de l'Empereur.
1. Avant que cette réponse fût parvenue à Constantinople,
Justinien avait déjà fait partir Cyrille avec quatre cents hommes, pour défendre
la Sardaigne conjointement avec Godas. Il préparait aussi contre l'Afrique une
armée composée de dix mille hommes d'infanterie et de cinq mille cavaliers, tant
romains que fédérés. Dans l'origine le corps des fédérés n'était composé que de
barbares qui, n'ayant pas été vaincus par les Romains, avaient été incorporés
dans l'État avec une condition égale à celle des citoyens.
Le nom dont la langue romaine se sert pour exprimer une alliance, marque une
amitié et une société contractée avec celui qui auparavant était ennemi :
maintenant toutes sortes de peuples prennent indifféremment ce titre, par un
changement que le temps a causé ; car le temps, par sa révolution continuelle,
fait que les paroles s'éloignent insensiblement des choses quelles représentent,
pendant que ces choses mêmes reçoivent de l'altération par le caprice des
hommes, qui se mettent fort peu en peine d'examiner, si les anciens
termes répondent encore aux sujets pour lesquels on les emploie.
2.
Les fédérés
étaient commandés par Dorothée, chef des légions d'Arménie, et par Salomon, que
Bélisaire avait nommé son lieutenant.
Ce dernier était eunuque, par suite d'un accident qui lui était arrivé dans son
enfance. Les autres officiers des fédérés étaient Cyprien, Valérien, Martin,
Athias, Jean, Marcel, et Cyrille, dont nous avons déjà parlé. La cavalerie
romaine était commandée par Rufin et par Aigan, lieutenants de Bélisaire, et par
Barbatus et Pappus; l'infanterie, par Théodore surnommé Ctenat, Térence, Zaide,
Marcien, et Sarapis. Jean, originaire de la ville d'Épidamne, nommée aujourd'hui
Dyrrachium, commandait à tous les capitaines d'infanterie; Salomon, né dans
l'Orient, sur les frontières de l'empire, près de l'endroit où s'élève
maintenant la ville de Dara, était le capitaine général. Aigan était issu de
parents Massagètes, peuples que maintenant on appelle les Huns; les autres
commandants étaient presque tous de la Thrace. Il y avait en outre des corps de
barbares auxiliaires, quatre cents Érules commandés par Pharas, et près de six
cents Massagètes, tous archers à cheval, conduits par deux capitaines très
fermes et très braves, Sinnion et Balas. La flotte était composée de cinq cents
bâtiments de transport, dont les plus grands contenaient cinquante mille
médimnes,
et les plus petits trois mille. Ces navires étaient montés par vingt mille
matelots, tirés presque tous de l'Égypte, de l'Ionie et de la Cilicie. Calonyme
d'Alexandrie était l'amiral de toute la flotte. Il y avait de plus
quatre-vingt-douze vaisseaux longs, à un rang de rames, armés en guerre et
couverts d'un toit, afin que les rameurs ne fussent pas exposés aux traits des
ennemis. On appelle maintenant ces vaisseaux dromons, à cause de la rapidité de
leur course.
Les rameurs y étaient au nombre de deux mille, tous de Constantinople; il n'y en
avait aucun qui ne fût propre à plusieurs choses. Archélaüs prit part aussi à
cette expédition. Il avait été auparavant revêtu de la charge de préfet du
prétoire à Constantinople et dans l’Illyrie: il fut alors nommé questeur de
l'armée: c'est le nom qu'on donne au trésorier chargé des dépenses. Enfin
Bélisaire, pour la seconde fois général des armées de l'empire d'Orient, avait
été revêtu par l'empereur du commandement suprême de toutes ces forces. Il était
entouré d'une garde nombreuse, armée de lances et de boucliers, dont tous les
soldats étaient braves, et avaient une longue expérience du métier des armes. De
plus, l'empereur lui avait donné par écrit le plein pouvoir de tout régler comme
il le jugerait convenable, et avait ordonné que les décisions de Bélisaire
auraient la même force que si elles émanaient de l'empereur lui-même; enfin cet
écrit lui confiait la plénitude du pouvoir impérial. Bélisaire était originaire
de la portion de la Germanie située entre la Thrace et l'Illyrie.
Cependant Gélimer, à qui Pudentius avait enlevé Tripoli et Godas
la Sardaigne, n'espérant plus recouvrer la Tripolitaine parce que cette province
était trop éloignée, et que les rebelles avaient reçu un renfort de troupes
romaines, jugea convenable de différer l'expédition contre Tripoli, et de se
hâter d'attaquer la Sardaigne avant qu'elle ait reçu des secours de l'empereur.
Il choisit donc cinq mille de ses meilleurs soldats, cent vingt vaisseaux très
légers, et les envoya en Sardaigne, sous le commandement de son frère Tzazon.
Ceux-ci, animés par le ressentiment de la perfidie de Godas, se portèrent sur
cette île avec une ardeur extrême. L'empereur cependant fit partir d'avance
Valérien et Martin, avec ordre d'attendre dans le Péloponnèse le reste de la
flotte
.
3.
Comme ces deux commandants étaient déjà montés sur leurs
vaisseaux, Justinien se souvint de quelque chose qu'il avait oublié de leur
dire, et donna ordre de les appeler. Au même moment, il songea que ce serait un
mauvais présage que d'empêcher l'embarquement. Il envoya donc dire qu'on ne les
rappelât pas. Ceux qui furent envoyés coururent avec un empressement
extraordinaire leur porter la défense de sortir de leurs vaisseaux ; ce que tout
le monde prit pour un triste présage, que l'un des deux ne rentrerait jamais à
Constantinople. Et l'on s'imagina que c'était comme une exécration prononcée par
l'Empereur, quoi que contre son intention, par laquelle il leur interdisait
l'entrée de leur patrie. Que si quelqu'un s'est persuadé eu ce tems-là, que
cette prédiction regardait Valérien ou Martin, il a pu reconnaître depuis par
l'événement, combien sa pensée était éloignée de la vérité. Mais on pourrait
peut-être croire, avec quelque sorte de fondement, que cette exécration était
tombée sur la tête d'un certain garde de Martin, nommé Stotzas, qui ne revint
plus depuis à
Constantinople, parce qu'il se souleva contre l'Empereur, et qu'il aspira à la
tyrannie. Que chacun en juge comme il lui plaira. Pour moi je vais continuer la
narration du départ de Bélisaire.
CHAPITRE XII.
1. Le patriarche de
Constantinople fait des prières sur l'Amiral. 2. Songe de Procope. 3.
Départ de la flotte. 4. Meurtre puni par Bélisaire. 5. Harangue de ce
général.
1. Justinien, la septième année de son règne, aux approches du
solstice d'été, fit approcher le vaisseau amiral du rivage qui bordait la cour
du palais impérial. Le patriarche Épiphane y monta, et, après avoir imploré la
bénédiction du ciel, il fit entrer dans le vaisseau un soldat nouvellement
baptisé. Après cette solennité, Bélisaire mit à la voile avec sa femme Antonine,
et Procope l'auteur de cette histoire, qui certes redoutait beaucoup d'abord les
dangers de cette guerre; mais il fut depuis rassuré par un songe qui calma ses
craintes, et le détermina à suite cette expédition
.
2. Il
s'imagina que comme il était dans le palais de Bélisaire, un des domestiques
était venu avertir qu'il y avait à la porte des hommes chargés de présents, que
Bélisaire lui ayant commandé d'aller voir quels présents, ces hommes
apportaient, il était allé à la porte de la seconde cour, où ils portaient sur
leur dos de la terre couverte de fleurs, laquelle il fit décharger proche du
vestibule, que Bélisaire s'étant assis dessus, avait goûté des fleurs, et
avait invité ceux qui étaient présents, de faire la même chose, et qu'ils les
avaient trouvées d'un goût, et d'une odeur très agréable. Voilà quel fut le
songe.
3. Le vaisseau amiral fut suivi par toute la flotte, qui, ayant
abordé à la ville d'Héraclée (anciennement Périnthe), s'y arrêta pendant cinq
jours pour attendre un grand nombre de chevaux dont Justinien avait fait présent
à Bélisaire, et qui avaient été choisis dans les haras impériaux de la Thrace.
D'Héraclée la flotte se rendit au port d'Abydos, où le calme la retint quatre
jours.
4.
Là, deux Massagètes s'étant enivrés, selon la coutume de ces peuples
naturellement grands buveurs, tuèrent un de leurs camarades qui les avait
irrités en leur lançant des brocards. Bélisaire les fit saisir, et pendre
sur-le-champ à un arbre de la colline qui domine Abydos. Cet acte de sévérité
révolta les Huns, et surtout les parents des meurtriers. Ils s'écriaient qu'en
s'engageant au service des Romains, ils n'avaient pas prétendu s'assujettir aux
lois romaines; que, suivant celles de leur pays, un emportement causé par
l'ivresse n'était point puni de mort. Comme les soldats romains, qui étaient
aussi bien aises que les crimes fussent impunis, joignaient leurs plaintes à
celles des Massagètes, Bélisaire les assembla tous, et devant l'armée entière il
leur parla ainsi :
[« Êtes-vous donc de nouveaux soldats qui, faute d'expérience, se figurent qu'ils
sont maîtres de la fortune? Vous avez plusieurs fois taillé en pièces des
ennemis égaux en valeur et supérieurs en force. N'avez-vous pas appris que les
hommes combattent, et que Dieu donne la victoire? C'est en le servant qu'on
parvient à servir utilement le prince et la patrie; et le culte principal qu'il
demande, c'est la justice. C'est elle qui soutient les armées, plus que la force
du corps, l'exercice des armes, et tout l'appareil de la guerre. Qu'on ne me
dise pas que l'ivresse excuse le crime: l'ivresse est elle-même un crime
punissable dans un soldat, puisqu'elle le rend inutile à son prince et ennemi de
ses compatriotes. Vous avez vu le forfait, vous en voyez le châtiment.
Abstenez-vous du pillage; il ne sera pas moins sévèrement puni. Je veux des
mains pures pour porter les armes romaines. La plus haute valeur n'obtiendra pas
de grâce, si elle se déshonore par la violence et par l'injustice. » ]
5. Si je parlais à de nouvelles troupes,
j'aurais le soin d'un long discours, pour leur apprendre combien la justice
contribue à la victoire ; car ceux, qui ne savent pas la multitude et la
diversité des événement qui surviennent dans la guerre, s'imaginent en tenir le
succès entre leurs mains. Mais vous qui avez souvent surmonté des ennemis, qui
vous égalaient en nombre, en puissance et en courage, et qui avez souffert
quelquefois des pertes, je crois quevous n'ignorez pas que les hommes donnent
des batailles, mais que c'est Dieu qui en est l'arbitre, et qui en dispense
les avantages comme il lui plaît. Si cela est ainsi, il faut faire bien moins
d'état de la force du corps, de l'assiduité de l'exercice des armes, des
munitions et des équipages, que de l'équité que l'on garde envers les hommes,
et de la piété avec laquelle on sert Dieu. Il est bien raisonnable que ceux-là
lui rendent des honneurs, qui en attendent du secours. Un des premiers devoirs
de la Justice, c'est de punir les homicides, et c'est principalement dans le
traitement que nous faisons à nos proches
que paraît
la Justice ou l'injustice de nos actions. L'homme n'a rien de si précieux que la
vie. Que si un Barbare s'imagine n'avoir commis qu'une faute légère, en tuant
son compagnon, parce qu'il était ivre lorsqu'il l'a tué, l'excuse même qu'il
apporte, ne sert qu'à, le rendre plus coupable, puis qu'il n'est pas permis de
s'enivrer jusques au point d'en devenir capable de tuer ses propres amis. Ceux,
qui s'enivrent sans commettre de meurtre sont punissables, à cause seulement
qu'ils se font enivrés. Enfin tous ceux qui ont tant soit peu de sens commun,
jugeront bien que ceux, qui offensent leurs proches, sont plus criminels que
ceux qui n'offensent que des étrangers. Vous voyez quelle a été la
punition de ce crime, et quel exemple nous en avons fait. Cela vous montre avec
quelle circonspection vous devez éviter les querelles, et vous abstenir du bien
d'autrui. Je n'omettrai rien de mon devoir, et je ne souffrirai pas que qui que
ce soit, quand ce serait le plus vaillant de l'armée, porte d'autres mains
contre l'ennemi, que des mains pures et innocentes, parce qu'il est impossible
que la valeur soit victorieuse, si elle n'est accompagnée de la Justice.
Les
soldats de Bélisaire ayant ouï ce discours, et ayant en même temps jeté les yeux
sur la potence où étaient encore attachés les corps de leurs compagnons, ils
furent saisis de crainte ; et ayant fait réflexion sur la grandeur du danger où
ils s'exposaient en commettant de semblables crimes, ils résolurent de se
comporter avec toute sorte de retenue et de discipline.
CHAPITRE XIII.
1. Soins de
Bélisaire pour la conservation de la flotte. 2. Avarice de Jean,
préfet du prétoire, cause de la mort de plusieurs soldats. 3. Adresse d'Antonine
femme de Bélisaire, pour conserver de l'eau douce sur la mer.
1. Bélisaire cependant prit de grandes précautions pour que la
flotte restât toujours réunie, et abordât en même temps dans le même lieu. Il
savait qu'un grand nombre de vaisseaux, surtout lorsque les vents soufflent avec
violence, se séparent pour l'ordinaire, s'écartent de leur route, et que les
pilotes ne savent plus lesquels ils doivent suivre des navires qui les ont
devancés. Après y avoir longtemps pensé, il employa ce moyen: Il fit teindre en
rouge le tiers des voiles du vaisseau amiral et de deux autres qui portaient ses
équipages; sur la poupe de ces vaisseaux il fit placer des lampes suspendues à
de longues perches, afin que les vaisseaux du général pussent être reconnus le
jour et la nuit, et ordonna à tous les pilotes de les suivre exactement. De
cette manière, les trois vaisseaux dont j'ai parlé servant de guide à la flotte,
aucun des autres navires qui la composaient ne s'écarta de sa route. Quand il
fallait sortir du port, on donnait le signal avec la trompette.
D'Abydos, ils arrivèrent à Sigée par un vent très fort, qui
s'apaisa tout à coup et les porta doucement à Malée, où le calme de la mer leur
fut très utile. Surpris par la nuit à l'entrée de ce port extrêmement étroit,
cette flotte immense et ses énormes vaisseaux furent mis en désordre, et
coururent les plus graves dangers. C'est là que les pilotes et les matelots
déployèrent leur vigueur et leur habileté, en s'avertissant par leurs cris, en
écartant avec des perches les vaisseaux qui allaient se choquer, et en les
maintenant à une juste distance. Ils auraient eu, à mon avis, beaucoup de peine
à se sauver eux et leurs vaisseaux, s'il s'était élevé un souffle de vent, même
favorable. Ayant échappé au danger, comme je l'ai dit, ils abordèrent à Ténare,
nommée aujourd'hui Cænopolis; et ensuite à Méthone, où ils trouvèrent Valérien
et Martin oui étaient arrivés peu de temps avant eux.
Le vent étant tombé tout à fait, Bélisaire y fit jeter l'ancre à
sa flotte, débarquer les troupes, et passa en revue les chefs et les soldats. Le
calme régnant toujours, il exerçait ses soldats aux manœuvres, lorsqu'une
maladie, dont je vais expliquer les causes, se répandit dans l'armée.
2. Jean, préfet du prétoire, était un méchant homme, plus habile que
je ne pourrais l'exprimer à trouver des moyens de grossir le trésor aux dépens
de la vie des sujets de l'empire. J'en ai touché quelque chose dans les livres
précédents de cette histoire; je vais dire maintenant comment il causa la mort
de plusieurs soldats. Le pain que l'on distribue à l'armée doit être mis deux
fois dans le four, et cuit de manière à pouvoir se conserver longtemps sans se
gâter. Le pain ainsi préparé est nécessairement plus léger; aussi, dans les
distributions, les soldats consentent-ils à une diminution du quart sur le poids
ordinaire. Jean imagina un moyen d'économiser le bois, et de réduire le salaire
des boulangers sans diminuer le poids du pain. Pour cela il fit porter la pâte
dans les bains publics, et la fit placer au-dessus du fourneau dans lequel on
allume le feu. Lorsqu'elle parut à peu près cuite, il la fit jeter dans des
sacs, et charger sur les vaisseaux. Lorsque la flotte fut arrivée à Méthone les
pains étaient brisés, décomposés, réduits en farine, mais en une farine
corrompue et couverte d'une moisissure fétide. Les commissaires des vivres
mesuraient cette farine aux soldats, en sorte que le pain était distribué par
chenices et par médimnes.
Une nourriture si malsaine, jointe à la chaleur du climat et de la saison,
engendra bientôt une maladie épidémique, qui enleva cinq cents soldats en peu de
jours. Le mal eût été plus grand, si Bélisaire n'en eût arrêté le cours en
distribuant aux soldats du pain frais cuit à Méthone. Lorsque Justinien en fut
instruit, il loua le général, mais sans punir le ministre.
3. De Méthone ils abordèrent à Zacynthe, et, après y avoir fait une
provision d'eau suffisante pour traverser la mer Adriatique et s'être pourvus de
tout ce qui leur était nécessaire, ils remirent à la voile; mais ils eurent des
vents si mous et si faibles, que ce fut seulement au bout de seize jours qu'ils
abordèrent à un endroit désert de la Sicile, voisin du mont Etna. Pendant ce
long trajet, l'eau qu'on avait embarquée se corrompit, excepté celle que buvait
Bélisaire et ceux qui vivaient avec lui. Celle-ci avait été conservée pure,
grâce à l'ingénieuse précaution de la femme du général. Ayant rempli d'eau des
amphores de verre, elle les plaça dans la cale du navire où les rayons du soleil
ne pouvaient pénétrer, et les enfouit dans le sable. Par ce procédé l'eau se
conserva parfaitement potable.
CHAPITRE XIV.
1. Bélisaire envoie
Procope à Syracuse. 2. Procope s'acquitte
se da commission. 3. La flotte aborde en Afrique.
1.
A peine descendu dans cette île, Bélisaire se trouva
incertain et agité par mille pensées diverses; il ne connaissait ni le caractère
ni la manière de combattre des Vandales qu'il attaquait; il ne savait pas même
par quels moyens ni sur quel point il commencerait la guerre. Il était surtout
vivement troublé de voir ses soldats frémir à la seule idée d'un combat naval,
et déclarer sans rougir qu'ils étaient prêts à combattre avec courage, une fois
débarqués; mais que si la flotte ennemie les attaquait, ils tourneraient le dos,
parce qu'ils ne se sentaient pas capables de combattre à la fois les flots et
les Vandales. Dans cette perplexité, Bélisaire envoie à Syracuse Procope, son
conseiller, afin de s'informer si les ennemis n'avaient pas fait de
dispositions, soit dans l'île, soit sur le continent, pour s'opposer au passage
de la flotte romaine; sur quel point des côtes d'Afrique il serait préférable
d'aborder, et par où il serait plus avantageux d'attaquer les Vandales. Il lui
ordonna de venir, lorsqu'il aurait rempli sa mission, le rejoindre à Cancane,
ville située à deux cents stades de Syracuse, où il se disposait à conduire
toute sa flotte. Le but apparent de la mission de Procope était d'acheter des
vivres, les Goths consentant à ouvrir leurs marchés aux Romains, en vertu d'un
traité conclu entre Justinien et Amalasonthe, mère d'Atalaric, qui, ainsi que je
l'ai raconté dans mon Histoire de la guerre des Goths, était devenu,
encore enfant et sous la tutelle de sa mère, roi des Goths et de l'Italie. En
effet, après la mort de Théodoric, le royaume d'Italie étant dévolu à son neveu
Atalaric, qui avait déjà perdu son père, Amalasonthe, craignant pour l'avenir du
jeune prince et de ses États, avait fait avec Justinien use alliance qu'elle
entretenait par toute sorte de bons offices. Dans cette circonstance, elle avait
promis de fournir des vivres à l'armée romaine, et fut fidèle à sa parole.
2. Procope, à peine entré à Syracuse, rencontra, par un heureux
hasard, un de ses compatriotes qui avait été son ami d'enfance, et qui était
établi depuis longtemps dans cette ville, où il s'occupait du commerce maritime.
Cet ami lui apprit tout ce qu'il avait besoin de savoir. Il l'aboucha avec un de
ses serviteurs arrivé depuis trois jours de Carthage, qui lui assura que la
flotte romaine n'avait point d'embûches à craindre de la part des Vandales;
qu'ils ignoraient entièrement l'approche des Romains, que même l'élite de
l'armée vandale était occupée à réduire Godas; que Gélimer, ne soupçonnant aucun
danger, sans inquiétude pour Carthage et pour les autres villes maritimes, se
reposait à Hermione, ville de la Byzacène, à quatre journées de la mer;
que les Romains pouvaient naviguer sans redouter aucun obstacle, et débarquer
sur le point de la côte où les pousserait le souffle du vent. Procope alors
prend le domestique par la main, et tout eu lui faisant diverses questions, en
l'interrogeant soigneusement sur chaque chose, il l'amène au port d'Aréthuse, le
fait monter avec lui sur son vaisseau, ordonne de mettre à la voile et de
cingler rapidement vers Caucane. Le maître, qui était resté sur les rivages,
s'étonnait qu'on lui enlevât ainsi son serviteur. Procope, du vaisseau, qui déjà
était en marche, lui cria qu'il ne devait pas s'affliger; qu'il était nécessaire
que son domestique fût avec le général, pour l'instruire de vive voix et pour
guider la flotte en Afrique; qu'on le renverrait promptement à Syracuse avec une
ample récompense.
En arrivant à Cancane, Procope trouva la flotte dans un grand
deuil. Dorothée, commandant de l'Arménie, venait de mourir extrêmement regretté
de tous ses compagnons d'armes. Bélisaire, à la vue du domestique, aux nouvelles
qu'il apprit de sa bouche, manifesta une vive joie, et loua beaucoup Procope de
le lui avoir amené. Aussitôt il commande aux trompettes de donner le signal du
départ, aux matelots de hisser rapidement les voiles;
3.
et la flotte touche aux
îles de Gaulos et de Malte, qui séparent la mer Adriatique de la mer
Tyrrhénienne. Le lendemain, il s'éleva un vent d'est qui poussa la flotte sur la
côte d'Afrique, à la ville que les Romains appellent Caput-Vada,
d'où un bon marcheur peut se rendre en cinq journées à Carthage.
CHAPITRE XV.
1. Archélaus dissuade la
descente. 2. Bélisaire la conseille. 3. Son avis est suivi et
exécuté. Les soldats en creusant trouvent une source, d'où Procope tire un
présage de la victoire.
1. Lorsque la flotte fut près de la côte, Bélisaire ordonna de
serrer les voiles et de jeter les ancres.
Puis ayant
assemblé tous les chefs dans son vaisseau, il mit en délibération, s'il était à
propos de faire descente en Afrique. Parmi tout ce qui fut proposé de côté et
d'autre, Archélaus fit ce discours.
J'admire la vertu de notre général, qui nous surpassant tous en expérience et en
sagesse, et qui possédant seul l'autorité de commander, veut bien toutefois nous
demander nos avis, afin de suivre la résolution qui aura été jugée la plus utile
par les suffrages de l'assemblée. Pour moi, je dirai ce que je pense, bien que
je le dise à regret, Il me semble qu'il y a sujet de s'étonner de ce que chacun
de vous ne s'est pas empressé de dissuader la descente. Bien que je
n'ignore pas que le conseil que l'on donne à ceux qui font exposés à quelque
danger n'a pas accoutumé d'être utile à son auteur, et qu'il ne sert d'ordinaire
qu'à le couvrir de blâme, parce que les hommes sont faits de telle façon, qu'ils
ont inclination d'attribuer, ou à leur prudence, ou à leur bonheur, la gloire
des bons événement, & de rejeter la faute des mauvais sur ceux qui en ont
proposé les avis. Je ne laisserai pas néanmoins de déclarer ma pensée : Car
quand on délibère du salut et de la vie, on ne doit pas être retenu par la
crainte d'être repris. Puisque vous avez dessein de descendre dans le pays
ennemi, permettez-moi de vous demander dans quel port vous placerez votre
flotte, et dans quelle ville vous logerez votre armée ? Ne savez-vous pas que
l'on ne peut aborder à cette longue rade, qui contient neuf journées de chemin ?
La flotte n'y demeurera-t-elle pas exposée à la violence des vents? Où
trouverez-vous des murailles et des tours pour vous mettre à couvert, puisque
Gizéric les a rasées ? Ajoutez à toutes ces incommodités la disette d'eau, que
j'apprends être extrême dans ce pays. Supposons, s'il vous plaît, qu'il nous
arrive quelque disgrâce; car nous assurer qu 'il ne nous en arrivera point, ce
serait une imagination contraire à la condition des hommes, et au train
commun des affaires. Si donc, lors que nous aurons pris terre, il s'élève une
tempête, ne faudra-t-il pas que nos vaisseaux, soient, ou dispersés sur la mer,
ou brisés sur le rivage ? Mais où prendrons-nous des vivres, et d'où nous
viendront les convois? Que l'on ne jette point les yeux sur moi, comme sur le
trésorier. Toute personne publique est réduite à une condition privée, du moment
qu'elle est destituée des instruments et des secours dont elle a besoin pour
faire sa charge. Où placerez-vous le bagage, lors qu'il sera besoin d'en venir
aux mains ? Mais il semble que ce soit un mauvais présage de vous mettre devant
les yeux tant de fâcheux événements. Quoi qu'il en soit, j'estime que nous
devons aller droit à Carthage, où l'on dit qu'il y a un port appelé l'Étang, qui
n'est éloigné que de quarante stades de la ville, et qui n'est gardé de
personne. Il nous serait aisé de nous en emparer, et ensuite de donner
l'assaut.
Quand
nous serons maîtres de cette ville, tout le pays se viendra soumettre à notre
pouvoir. Un parti tombe de lui-même, quand le chef en est abattu. Je vous prie
de faire réflexion sur toutes ces choses, et de prendre la meilleure décision
qu'il sera possible.
Voilà ce que dit Archelaus. Voici ce que répondit
Bélisaire.
2.
Mes
collègues, je vous prie de ne pas prendre mon discours pour le discours d'un
arbitre qui parle le dernier, afin d'imposer aux autres la nécessité de
suivre son sentiment. J'ai écouté, ce que chacun de vous a proposé pour le
meilleur ; je vous déclarerai aussi ce que je juge plus à propos de faire, afin
que nous prenions tous ensemble le bon parti. Je vous supplie de vous
souvenir que les soldats témoignaient, il n'y a pas longtemps,
d'appréhender un combat naval, et d'être prêts de prendre la fuite, si la
flotte ennemie les venait attaquer. Alors nous souhaitions de descendre dans
l'Afrique, et nous faisions des voeux pour en avoir la descente aisée. Ce
serait une légèreté de ne vouloir plus recevoir une grâce que nous avons
demandée. Si nous allons droit à Carthage, et que nous ayons la flotte des
ennemis à la rencontre, nous ne pourrons nous plaindre de la fuite des
soldats, puisque ceux, qui avertissent qu'il n'est pas en leur pouvoir d'éviter
une faute, ou une excuse toute prête pour se justifier d'y être tombés. Mais
pour nous, quand nous nous sauverions du danger, nous ne laisserions pas d'être
tout-à-fait inexcusables. il y a plusieurs inconvénients à demeurer dans les
vaisseaux ; mais le plus grand est celui dont ont parlé ceux qui menacent d'une
tempête. Si la tempête s'élève, disent-ils, ou elle nous nous dissipera loin
de l'Afrique, ou elle nous fera périr sur le bord. Si nous avions à choisir,
lequel faudrait-il prendre, ou de perdre les vaisseaux, ou de perdre et les
vaisseaux et les hommes ? De plus, il y a apparence que si nous attaquons
l'ennemi à l'improviste, nous aurons de l'avantage, puisqu'il est assez
ordinaire de défaire ceux que l'on surprend. Au lieu que si nous lui laissons le
loisir de se préparer, il nous résistera avec des forces égales. On peut
ajouter, que nous ne pourrons peut-être plus descendre, sans en venir aux mains, et sans chercher par les armes une commodité, que nous refusons maintenant
qu'elle se présente d'elle-même. Que s'il s'élève
une
tempête, nous aurons à combattre contre les vents et l'orage. C'est pourquoi je
suis d'avis de faire maintenant la descente, de désembarquer les armes, les
chevaux et l'équipage nécessaire, de faire en diligence un fossé et un rempart
pour nous mettre à couvert et de nous bien défendre, si l'on nous vient à
nous attaquer. Il ne faut pas craindre que les convois nous manquent, si nous
agissons en gens de coeur. Ceux qui sont maîtres de leurs ennemis, dont aussi
maîtres de tous leurs biens. La victoire met toujours les richesses et
l'abondance dans le parti pour lequel elle se déclare. Nôtre salut et notre
bonheur sont entre nos mains.
3 .
Tout le conseil ayant suivi le sentiment de Bélisaire, la décente se fit au même
moment et le
débarquement des troupes s'opéra
le troisième mois après leur départ de Constantinople. Bientôt Bélisaire ayant
choisi sur le rivage l'emplacement du camp, ordonna aux soldats et aux matelots
de creuser le fossé et d'élever les retranchements. On lui obéit sur-le-champ.
Le nombre des travailleurs était considérable; leur zèle était excité tant par
leurs propres craintes que par la voix et les exhortations du général; aussi,
dans le même jour, le fossé et les glacis furent achevés, et les palissades
plantées sur le retranchement. Par un hasard presque miraculeux, au moment où
l'on creusait le fossé, il jaillit à la surface du sol une source abondante,
jusqu'alors inconnue en ce lieu, et qui sembla une faveur du ciel, d'autant plus
inespérée que cette partie de la Byzacène est extrêmement aride. Cette source
suffit abondamment à tous les besoins des hommes et des animaux. Procope
félicita son général de cette heureuse découverte. Il se réjouissait, disait-il,
de voir le camp abondamment pourvu d'eau, moins à pause des avantages qu'elle
lui procurerait, que parce qu'elle était un présage certain, envoyé par Dieu
même, de la facilité de la victoire; ce qui fut en effet prouvé par l'événement.
L'armée passa la nuit suivante dans le camp, dont la sûreté fut garantie,
suivant l'usage, par des patrouilles et des gardes avancées. Cinq archers
seulement, par ordre de Bélisaire, veillèrent sur chacun des navires, qu'on fit
aussi entourer par les vaisseaux de guerre, afin de les défendre en cas
d'attaque.
CHAPITRE XVI.
1. Harangue de
Bélisaire. 2. La ville de Syllecte se rend à lui. 3. Il envoie aux
Vandales les lettres que Justinien leur avait écrites.
1.
Le lendemain, quelques soldats s'étant écartés dans la
campagne pour y piller des fruits murs, le général les fit battre de verges,
[et
prit cette occasion de représenter à son armée
[« que le pillage, criminel en lui-même, était encore contraire à leurs intérêts
que c'était soulever contre eux tous les habitants de l'Afrique, Romains
d'origine, et ennemis naturels des Vandales. Quelle folie de compromettre leur
rareté et leurs espérances par une misérable avidité ! Que leur en coûterait-il
pour acheter ces fruits que les possesseurs étaient prêts à leur donner presque
pour rien ? Vous allez donc avoir pour ennemis les Vandales et les naturels du
pays, et Dieu même, toujours armé contre l'injustice. Votre salut dépend de
votre modération: celle-ci vous rendra Dieu propice, les Africains affectionnés,
et les Vandales faciles à vaincre. »]
puis ayant assemblé toute l'armée, il parla en ces termes.
Il
n'y a point de temps où il soit permis d'exercer des
violences, de ravir et de consumer le bien d'autrui, parce que cela est toujours
contraire à la justice ; mais dans le temps ou nous sommes, cela est encore plus
insupportable que dans un autre, à cause des suites fâcheuses qui en peuvent
naître. Quand je vous ai amené dans ce pays, j'ai fondé principalement mon
espérance sur l'antipathie qui est entre les Africains et les Vandales.
Votre intempérance renverse cet état des choses. Elle concilie aux Vandales
l'amitié des Africains, et elle vous attire leur haine. Puisque ceux qui
souffrent une injustice, en haïssent sans doute naturellement les auteurs. Un
peu d'argent suffisait pour établir votre sûreté, et pour acheter des vivres.
Vous pouviez demander aux marchands ce qui vous était nécessaire, sans
commettre d'injustice, et sans perdre l'amitié de ceux du pays. Maintenant vous
aurez pour ennemis les Vandales, les Africains et Dieu même, qui n'a pas
accoutumé d'assister les injustes. Abstenez-vous donc du bien d'autrui, et ne
cherchez point un gain si périlleux. Vous êtes en un temps où vous avez besoin
de retenue pour vous conserver, et où vous vous perdriez infailliblement par la
licence. Si vous déférez à l'avis que je vous donne, Dieu vous sera favorable,
les Africains ne vous seront pas contraires, et les Vandales vous seront
assujettis.
2.
Bélisaire, après ce discours, rompit l'assemblée. Apprenant
ensuite qu'il y avait à une journée de son camp, sur la route de Carthage, une
ville maritime nommée Syllecte,
dont les remparts avaient été autrefois ruinés, mais dont les habitants avaient
fortifié les maisons pour se défendre contre les incursions des Maures, il y
envoya un de ses gardes nomme Moraïde, avec quelques soldats. Il lui ordonne
d'essayer de surprendre cette ville, et s'il y réussissait, de ne faire aucun
mal aux habitants; de leur donner au contraire de magnifiques promesses, et,
pour ménager à l'armée romaine un favorable accueil, de déclarer qu'elle n'est
venue que pour protéger contre les barbares la liberté de l'Afrique. Cette
troupe arriva le soir dans un vallon voisin de la ville, où elle se tint cachée
pendant toute la nuit. Au point du jour, ils se mêlèrent sans bruit aux paysans
qui conduisaient leurs chariots vers la ville, y entrèrent avec eux, et s'en
rendirent maîtres sans aucune difficulté. Quand le jour fut plus avancé, sans
commettre aucun désordre, ils convoquèrent l'évêque et les principaux habitants,
leur exposèrent les intentions de Bélisaire; et les clefs des portes leur ayant
été remises, d'un consentement unanime ils les envoyèrent à leur général.
3.
Ce même jour, le directeur des postes livra volontairement tous
les chevaux qui appartenaient au gouvernement. Un des courriers qui portent les
ordres du prince (les Romains les nomment veredarii) fut arrêté, présenté à
Bélisaire, qui le reçut avec bonté, lui fit un riche présent, et lui conta une
lettre de Justinien aux Vandales, après avoir reçu de lui le serment qu'il la
remettrait aux officiers civils et militaires du pays. Voici le contenu de cette
lettre:
« Nous ne prétendons pas faire la guerre aux Vandales, ni rompre le
traité de paix conclu avec Genséric. Nous n'attaquons que votre tyran, qui, au
mépris du testament de Genséric, tient dans les fers votre roi légitime, et qui,
après avoir massacré une partie de la famille royale, a fait crever les yeux à
ses autres parents qu'il retient en prison, et dont il ne diffère la mort que
pour prolonger leur torture. Aidez-nous donc à vous délivrer d'une si cruelle
tyrannie. Nous prenons Dieu à témoin que notre dessein est de vous rendre la
paix et la liberté. »
Ces lettres ne produisirent aucun effet, parce que le
courrier, n'osant pas les rendre publiques, se contenta de les communiquer à ses
amis.
CHAPITRE XVII.
1. Bélisaire mène son armée en bon ordre. 2. Il gagne l'affection des
peuples par la discipline qu'il fait garder aix soldats. 3. Gélimer mande
à son frère de faire mourir Ildéric et les autres parents qu'ils avaient dans
leurs prison.
1.
Bélisaire prit la route de Carthage avec son armée, rangée
en ordre de bataille. Il choisit dans sa garde trois cents braves guerriers, et
les mit sous le commandement de Jean, intendant de sa maison.
Celui-ci était Arménien de nation, d'une prudence et d'une valeur à toute
épreuve. Bélisaire lui ordonna de marcher en avant de l'armée, à vingt stades de
distance, et s'il apercevait l'ennemi, d'en donner avis aussitôt, pour que
l'armée ne fût pas forcée de combattre sans y être préparée. Sur la gauche il
plaça les fédérés Massagètes, avec ordre de se tenir toujours au moins à la même
distance. Lui-même s'avança le dernier avec l'élite de l'armée, s'attendant à
chaque instant que Gélimer, qui, pour l'observer, devait avoir quitté Hermione,
viendrait fondre sur lui. Il n'appréhendait rien pour sa droite, puisqu'il
côtoyait le rivage de la mer. Il commanda aux matelots de suivre toujours
l'armée sans s'écarter de la côte, de serrer les grandes voiles, et de
n'employer que les petites lorsqu'ils auraient le vent en poupe; si le vent
tombait tout à coup, de se servir vigoureusement de leurs rames.
2.
Arrivé à Syllecte, Bélisaire défendit aux soldats toute violence,
toute insulte, et les contint dans la plus exacte discipline. Sa douceur et son
humanité gagnaient si bien le cœur des Africains, que nous pûmes croire, à
partir de ce moment, que nous traversions une des provinces de l'empire. Loin de
s'éloigner et de rien cacher à notre approche, les habitants du pays nous
apportaient des vives et tout ce qui était nécessaire à l'armée. Jusqu'à
Carthage, nous parcourûmes régulièrement quatre-vingts stades par jour,
passant les nuits soit dans des villes, s'il s'en trouvait sur notre route, soit
dans des camps entourés de toutes les fortifications que les circonstances nous
permettaient d'établir. Ainsi, en passant par les villes de Leptis et
d'Adrumète, nous arrivâmes à Grasse,
située à trois cent cinquante stades de Carthage, et où se trouvait un palais
des rois vandales, entouré des plus magnifiques jardins que cous eussions jamais
vus. Ils étaient arrosés par de nombreuses sources, et plantés d'arbres chargés
de fruits mûrs de toute espèce. Nos soldats se construisirent des huttes au
milieu de ces vergers, et mangèrent de ces fruits jusqu'à satiété; mais il y eu
avait une si grande abondance, qu'il paraissait à peine qu'un y eût touché.
3.
Dès que Gélimer eut appris à Hermione l'arrivée des Romains, il
écrivit à son frère Ammatas qui était à Carthage, et lui ordonna de faire mourir
Ildéric, les parents et les amis de ce prince, qu'il gardait en prison; d'armer
les Vandales et tous ceux qui dans la ville était propre à la guerre, et de se
tenir prêt à se porter sur Decimum, dans la banlieue de Carthage. De cette
manière, lorsque l'ennemi se serait engagé dans cet étroit défilé, il serait
enveloppé entre les deux armées, et pris comme dans un filet, sans aucun moyen
de salut. Ammatas, suivant cet ordre, fit tuer Ildéric, Évagès, et tous ceux qui
leur étaient attachés. Hoamer était mort quelque temps auparavant. Il fit
prendre les armes aux Vandales, et les tint préparés à fondre sur les Romains.
Gélimer marchait derrière nous, sans que nous en eussions connaissance. Mais, la
nuit où nous campâmes à Grasse, les coureurs des deux armées se rencontrèrent,
et, après une légère escarmouche, retournèrent chacun dans leur camp. Ce fut
seulement alors que nous apprîmes que l'ennemi était près de nous. A partir de
ce lieu, la flotte cessa d'être visible, parce que le promontoire en deçà duquel
est située la ville de Mercure, et qui, bordé de rochers escarpés, s'avance au
loin dans la mer, oblige les vaisseaux à faire un long circuit. C'est pourquoi
Bélisaire ordonna au questeur de l'armée, Archélaüs,
de ne pas aborder à Carthage, d'en tenir la flotte éloignée de deux cents
stades, et de ne faire aucun mouvement que sur un ordre de lui. Nous arrivâmes
en quatre jours de Grasse à Decimum, qui est éloigné de Carthage de soixante-dix
stades.
CHAPITRE XVIII.
1. Jugement de
Procope sur la Providence. 2. Ammatas est tué et son armée défaite. 3. Privilège
d'un certain Massagète, de tirer le premier sur l'ennemi.
1. Ce jour-là, Gélimer détacha son neveu Gibamond avec deux
mille Vandales, et lui ordonna de se porter en avant sur la gauche. Par cette
manœuvre il espérait envelopper les Romains, qui auraient Ammatas devant eux,
Gibamond à leur gauche, et derrière eux Gélimer avec le gros de l'armée.
J'admirai
en cette rencontre les desseins de Dieu, et ceux des hommes. Dieu prévoit de
loin l'avenir, et ordonne des événements comme il lui plaît. Les hommes, soit
qu'ils se trompent dans leurs conseils, ou qu'ils jugent sainement, ne font
qu'exécuter les ordres secrets et infaillibles de la Providence, sans savoir
eux-mêmes s'ils se trompent dans leurs affaires, ou s'ils s'y conduisent
heureusement.
Certainement si Bélisaire n'avait pris les sages dispositions que
nous savons rapportées, s'il n'eût fait marcher Jean l'Arménien en avant de
l'armée, et les Massagètes à une certaine distance sur la gauche, l'armée
entière eût été la proie des Vandales. Et même, malgré ces sages précautions de
Bélisaire, si Ammatas eût attendu le moment favorable, s'il n'eût attaqué quatre
heures trop tôt, la puissance des Vandales n'aurait pas croulé aussi rapidement.
Mais Ammatas, emporté par son impatience, arriva vers midi à Decimum, lorsque
notre armée et celle des Vandales en étaient encore éloignées. Ce ne fut pas la
seule faute qu'il commit: il y joignit celle de laisser à Carthage le plus grand
nombre de ses Vandales, auxquels il ordonna seulement de marcher au plus vite
vers Decimum, et celle d'oser attaquer l'avant-garde de Jean avec quelques
cavaliers qui n'étaient même pas l'élite de ses troupes.
2.
Ammatas tua, à la
vérité, de sa main douze de nos plus braves soldats qui combattaient au premier
rang; mais enfin il fut tué lui-même, après avoir vaillamment combattu. Effrayés
par la mort de leur chef, les Vandales prirent aussitôt la fuite; et cette fuite
précipitée jeta le trouble et la terreur parmi ceux qui venaient de Carthage à
Decimum, et qui accouraient sans ordre, sans garder leurs rangs, par bandes, par
pelotons de vingt ou trente au plus. Ceux-ci voyant la confusion et l'effroi des
Vandales qui avaient suivi Ammatas, les crurent poursuivis par toute l'armée
romaine: ils tournèrent le dos eux-mêmes, et se mirent à fuir avec rapidité.
Jean et ses braves cavaliers poursuivirent les fuyards jusqu'aux portes de
Carthage, massacrant tout ce qui se trouvait devant eux; et dans cet espace de
soixante-dix stades il en fit un si grand carnage, qu'on aurait pu croire que
les vainqueurs étaient pour le moins au nombre de vingt mille.
3. Au même moment, Gibamond et les deux mille hommes qu'il
commandait arrivèrent dans la plaine salée qui est à main gauche du chemin de
Carthage et à quarante stades de Decimum. Cette plaine, entièrement stérile,
dépourvue d'arbres et d'habitations, ne fournit que du sel; la salure de ses
eaux s'oppose à toute autre espèce de productions.
Gibamond y rencontra les Massagètes, qui lui firent éprouver un terrible échec.
Il y avait parmi eux un officier remarquable par sa vigueur et par sa bravoure,
qui ne commandait qu'à un petit nombre d'hommes, mais qui possédait le privilège
héréditaire, partout où combattait sa nation, d'attaquer le premier l'ennemi. En
effet, il n'était permis à aucun Massagète de lancer une flèche contre leurs
adversaires, que lorsqu'un guerrier de cette famille avait engagé le combat.
Lorsque les deux troupes furent en présence, cet officier, ayant poussé son
cheval, s'avança, tout seul, près de la ligne des Vandales. Ceux-ci ne firent
pas un mouvement, ne lancèrent pas un trait sur le Massagète, soit qu'ils
fussent stupéfaits de son audace, soit qu'ils crussent que c'était un piège
tendu par l'ennemi. Pour moi, je pense que, ne s'étant jamais mesurés avec les
Massagètes, mais instruits par la renommée de la bravoure de cette nation, ils
tremblèrent à l'idée d'en venir aux mains avec eux. L'officier retourne vers les
siens, et leur crie que Dieu leur livre ces étrangers comme une proie toute
prête à être dévorée. Les Vandales ne soutinrent même pas le choc des
Massagètes; ils rompirent leurs rangs, et sans opposer la moindre résistance ils
furent honteusement massacrés jusqu'au dernier.
CHAPITRE
XIX.
1. Bélisaire fait
camper ses troupes et les anime au combat. 2. Terreur des confédérés. 3.
Imprudence et fuite de Gélimer.
1.
Cependant nous marchions toujours vers Decimum, sans rien
savoir de ce qui s'était passé. Bélisaire ayant reconnu, à trente-cinq stades de
ce défilé, une position favorable pour établir un camp, l'entoura de bons
retranchements, y laissa sa femme, ses bagages, son infanterie tout entière;
[et,
après avoir exhorté ses soldats à montrer dans les combats leur vigueur
accoutumée, se porta en avant, suivi de toute la cavalerie. ]
Ensuite il assembla toutes ses troupes, et leur parla de cette sorte.
Mes compagnons, voici le temps de la bataille arrivé. Je vois que les ennemis
sont proches, et qu'ils ont dessein de se prévaloir de ce que l'assiette du lieu
a éloigné de nous notre flotte. Toute notre espérance est entre nos mains; car
nous n avons point de ville ni de forteresse où nous puissions être à
couvert. Si nous nous comportons en gens de coeur, nous remporterons l'avantage.
Si nous agissons lâchement, nous périrons d'une mort infâme. Nous avons deux
grands sujets de nous promettre la victoire. L'un est fondé sur la Justice de
notre cause ; car nous combattons pour nous rétablir dans la possession de notre
bien. Et l'autre, sur la haine que les Vandales portent à leur tyran. Or Dieu
favorise ceux, qui prennent les armes pour la défense de la Justice ; et un
soldat qui n'aime pas son capitaine est incapable de vaincre, De plus, nous
sommes accoutumés à faire la guerre aux Scythes et aux Perses, au lieu que les
Vandales n'ont point vu d'autres ennemis que des Maures à demi nus, depuis
qu'ils sont dans l'Afrique. Chacun sait qu'en quelque sorte de travail que ce
soit, l'on devient
habile par l'exercice, et inhabile par l'oisiveté. Au reste notre camp est très
bien fortifié ; nous y pourrons laisser nos hardes et nos armes inutiles. Quand
nous y retournerons, nous n'y manquerons pas de vivres. Je vous prie que chacun
de vous se souvienne de sa vertu et de celle de ses ancêtres, et qu'il marche
avec un généreux mépris contre l'ennemi.
2.
Après que Bélisaire eut fait ce discours, il laissa sa femme Antonine, et le
camp, en la garde de l'infanterie et emmena la cavalerie.
Il ne crut pas à
propos de hasarder d'abord toutes ses troupes; il jugea plus prudent d'éprouver
par quelques escarmouches de cavalerie les forces de l'ennemi, avant d'en venir
à une action générale. Il fit prendre les devants aux corps des fédérés, et les
suivit lui-même avec sa garde et la cavalerie romaine. Lorsque les fédérés
furent arrivés à Decimum, ils virent étendus par terre les douze guerriers de la
troupe de Jean, qu'Ammatas avait tués; et à côté de ces cadavres, ceux d'Ammatas
et de quelques Vandales. Ayant appris des habitants du voisinage ce qui s'était
passé en cet endroit, ils restèrent incertains sur le point où ils devaient
diriger leur marche. Tandis que, dans cette indécision, ils exploraient, du haut
des collines, tout le pays d'alentour, ils aperçurent au midi un épais nuage de
poussière, et bientôt un grand nombre de cavaliers vandales. A l'instant ils
envoient un courrier à Bélisaire; ils lui mandent que les ennemis approchent, et
qu'il se hâte d'arriver. Les chefs furent partagés d'opinion; les uns voulaient
marcher droit aux Vandales, les autres ne se jugeaient pas assez forts pour une
entreprise aussi périlleuse. Pendant ces discussions, les barbares approchaient,
Gélimer à leur tête; ils marchaient entre la cavalerie de Bélisaire et le corps
des Massagètes qui avait défait Gibamond. Mais les nombreuses collines entre
lesquelles s'avançait Gélimer lui cachaient à la fois et le champ de bataille où
Gibamond avait été défait, et le camp de Bélisaire, et même la route que suivait
ce général.
Lorsque les Vandales et les fédérés se furent rapprochés, ils se disputèrent la
possession d'une colline très élevée, qui leur paraissait offrir une position
favorable soit pour s'y retrancher, soit pour fondre sur l'ennemi. Les Vandales,
gagnant de vitesse, occupent les premiers la hauteur; et, repoussant leurs
ennemis déjà saisis d'épouvante, ils les forcent à prendre la fuite. Les fuyards
rencontrèrent, à sept stades de Decimum, huit cents gardes de Bélisaire,
commandés par Uliaris. Personne se doutait qu'Uliaris ne tînt ferme lorsqu'il
aurait reçu les fédérés dans ses rangs, et que même il ne chargeât avec eux
contre les Vandales. Mais lorsque les deux troupes se furent mêlées, elles se
mirent à fuir ensemble, se sauvèrent à bride abattue, et rejoignirent le corps
commandé par Bélisaire.
3.
Je ne puis m'expliquer comment Gélimer, qui tenait la victoire
entre ses mains, la livra en quelque sorte à ses ennemis;
si ce n'est qu'il faille attribuer à Dieu les fautes où tombent les hommes, et
reconnaître que quand il veut les accabler de quelque malheur, il leur ôte le
discernement, et les rend incapables de prendre de bonnes résolutions, car il me semble
certain que, s'il eût poursuivi vivement les fuyards, Bélisaire lui-même
n'aurait pu résister; et il eût fallu renoncer à soumettre l'Afrique, tant
l'armée vandale paraissait puissante, tant l'armée romaine était effrayée ! Si
même Gélimer eût marché droit à Carthage, il eût facilement passé au fil de
l'épée tous les soldats de Jean l'Arménien, qui, sans défiance, erraient
dispersés dans la plaine et s'occupaient à dépouiller les morts. Bien plus, il
eût conservé sa capitale et ses trésors, et en s'emparant de notre flotte, qui
n'en était pas éloignée, il nous eût enlevé tout moyen de victoire ou de
retraite. Mais il ne prit aucun de ces deux partis. Il descendit lentement de la
colline dans la plaine; et là, ayant aperçu le cadavre de son frère, il
s'abandonna aux regrets et aux pleurs, perdit beaucoup de temps à lui rendre les
honneurs funèbres, et laissa échapper ainsi une occasion qu'il ne put jamais
ressaisir. Bélisaire s'avance au-devant des fuyards, leur ordonne de s'arrêter,
rétablit l'ordre parmi eux, et leur adresse de sanglants reproches. Ensuite,
ayant appris la défaite d'Ammatas, le succès de Jean l'Arménien, et s'étant
pleinement instruit de la situation des lieux et de l'état de l'ennemi, il
s'élance contre Gélimer et les Vandales. Ces barbares, qui étaient en désordre
et ne s'attendaient pas à cette attaque imprévue, ne soutinrent pas le premier
choc, et s’abandonnèrent à une fuite précipitée; il en périt un grand nombre, et
la nuit seule mit fin au carnage. Ils ne se retirèrent même pas à Carthage ni
dans la Byzacène, d'où ils étaient venus; mais ils dirigèrent leur fuite vers la
plaine de Bulla, par la route qui conduit en Numidie.
Au coucher du soleil, Jean et les Massagètes vinrent nous rejoindre, apprirent
avec joie notre victoire, nous racontèrent leurs exploits, et passèrent avec
nous la nuit à Decimum.
CHAPITRE
XX.
1. La flotte arrive
à Carthage et les habitants témoignent de l'affection aux Romains. 2. Les
prisonniers sont mis en liberté. 3. L'armée descend à terre. 4. Bélisaire
la mène vers Carthage, y entre et s'assied sur le trône de Gélimer, reçoit les
plaintes des marchands et leur fait justice.
1. Le lendemain, arriva l'infanterie avec Antonine, femme de
Bélisaire; et tous ensemble nous marchâmes vers Carthage. Nous y arrivâmes le
soir; et quoique personne ne s'opposa à notre entrée dans la ville, nous
choisîmes, hors des murs, une position convenable pour y passer la nuit. Les
portes étaient ouvertes; les Carthaginois avaient illuminé les édifices publics;
la ville fut toute la nuit éclairée par des feux de joie, et les Vandales qui
étaient restés dans ses murs se prosternaient eu suppliants dans les églises.
Toutefois Bélisaire fit défense d'entrer dans 1a ville, soit qu'il redouta
quelque piège caché, soit qu'il craignit que la nuit ne favorisât le pillage.
Le même jour, nos vaisseaux, poussés par un vent favorable,
doublèrent le promontoire de Mercure.
Aussitôt que les Carthaginois les aperçurent, ils s'empressèrent de leur ouvrir
l'entrée du port appelé Mandracium,
en ôtant les chaînes de fer qui le fermaient.
2.
Il y avait dans le palais du roi
une prison obscure,
on le tyran jetait tous ceux qui avaient le malheur de lui déplaire. Gélimer y
tenait alors renfermés plusieurs marchands byzantins, qu'il accusait d'avoir
excité l'empereur à la guerre; et il avait commandé de les faire mourir le même
jour qu'Ammatas fut tué à Decimum.... Lorsque le geôlier eut appris les
événements survenus à Decimum, et qu'il eut vu la flotte romaine en deçà du
promontoire, il entra dans la prison, où les marchands plongés dans les
ténèbres, et ignorant les succès de l'armée byzantine, attendaient dans les
angoisses l'heure de leur supplice: «Que me donnerez-vous, leur dit-il, pour
racheter votre vie et votre liberté? » Ceux-ci promirent de lui donner tout ce
qu'il exigerait. Lui, ne demanda ni or ni argent; il se contenta de leur faire
promettre avec serment qu'une fois rendus à la liberté, ils le protégeraient de
tout leur pouvoir dans les dangers qu'il pourrait courir. Ils acceptèrent avec
joie cette condition. Le geôlier alors leur exposa l'état des affaires, ouvrit
une fenêtre qui donnait sur la mer, leur montra la flotte romaine qui
approchait, brisa leurs fers, et sortit de la prison avec eux.
3.
Cependant les commandants de la flotte, n'ayant encore rien connu
de ce qu'avait fait l'armée, ne savaient à quel parti s'arrêter. Ils serrent
donc les voiles, et dépêchent un messager à la ville de Mercure; ils apprirent
ainsi la victoire da Decimum, et, pleins de joie et d'espérance, continuèrent
leur navigation. Lorsque, poussés par un vent favorable, ils furent arrivés à
cent cinquante stades de Carthage, Archélaüs et ses soldats, respectant les
ordres de Bélisaire, voulurent qu'on jetât l'ancre à l'endroit ou l'on se
trouvait. Les marins s'y opposèrent; ils représentèrent que la côte était
dangereuse; que, suivant l'opinion générale, ils allaient avoir à subir cette
tempête furieuse que les habitants du pays appellent Cyprienne;
ils ajoutaient (et c'était la vérité) que si l'ouragan les surprenait sur cette
côte, ils ne sauveraient pas un seul de leurs vaisseaux. Ils ployèrent donc pour
un moment les voiles, et, après avoir délibéré sur le parti qu'ils devaient
prendre, ils résolurent de ne pas essayer d'entrer dans le Mandracium, tant pour
obéir aux ordres de Bélisaire, que parce qu'ils croyaient le port fermé par des
chaînes, et que d'ailleurs ils ne le jugeaient pas assez vaste pour contenir la
flotte tout entière. Le lac de Tunis leur sembla plus commode; il n'était
éloigné de Carthage que de quarante stades; aucun obstacle n'en obstruait
l'entrée, et sa vaste enceinte devait renfermer aisément toute la flotte. Ils se
dirigèrent donc vers le lac, les flambeaux allumés, et y entrèrent tous, excepté
Calonyme et quelques marins qui, au mépris des ordres du général et de la
résolution arrêtée par le conseil, s'introduisirent clandestinement, sans
rencontrer aucun obstacle, dans le Mandracium, et dépouillèrent les négociants
carthaginois ou étrangers qui avaient leur demeure sur le bord de la mer.
4.
Le jour suivant, Bélisaire fit débarquer les soldats de marine,
les joignit à ses troupes, et marcha vers Carthage avec toute son armée,
disposée comme pour un jour de bataille; car il redoutait toujours quelque
embûche de la part de l'ennemi. Avant d'entrer dans la ville, il rappela
longuement aux soldats qu'ils étaient redevables de leurs succès à leur
modération envers les Africains; il les engagea à conserver une exacte
discipline, surtout à Carthage; à se souvenir que les Africains, qui avaient
tous les mœurs et la langue romaine, et avaient subi malgré eux le joug des
Vandales, avaient été cruellement traités par ces barbares; que c'était pour les
en délivrer que l'empereur avait entrepris la guerre; que ce serait un crime de
maltraiter des peuples qu'ils étaient venus mettre en liberté. Après cette
exhortation, il entra dans Carthage, où il ne trouva point de résistance, et
monta au palais, où il s'assit sur le trône de Gélimer. Là, les marchands, et
d'autres Carthaginois dont les maisons bordaient le rivage de la mer,
entourèrent en foule le général romain, demandant justice à grands cris contre
les marins qui les avaient pillés la nuit précédente. Bélisaire exigea de
Calonyme le serment de rapporter exactement tout ce qui avait été pris. Calonyme
jura, et, manquant à la foi donnée, retint une grande partie des sommes qu'il
avait volées. Mais il ne tarda pas à expier son parjure. Frappé d'apoplexie à
Byzance, il perdit complètement la raison, et mourut après s'être coupé la
langue avec les dents.
CHAPITRE
XXI.
1. Origine des mots
Delphique, et de Palais. 2. Eloge de Bélisaire, pour avoir sauvé Carthage. 3.
Accomplissement d'une prédiction, et explication d'un songe.
1.
L'heure du dîner étant arrivée, Bélisaire ordonna qu'on le
servît dans la même salle où Gélimer avait coutume de donner des festins aux
principaux chefs des Vandales,
Les
Romains appellent ce lieu-là Delphique, d'un nom qui est tiré de l'ancien grec.
Il y avait autrefois dans la salle où mangeait l'Empereur, un buffet, où l'on
mettait les verres et le vin ; et ce buffet a été appelle Delphique par les
Romains, parce que c'est à Delphes que l'on en a vu la première fos. De là est
venue la coutume que, soit à Constantinople ou ailleurs, on appelle toujours
Delphique, le lieu où est la table de l'Empereur. De même, le nom de Palais,
que l'on donne à la maison du Prince, a une origine grecque. Pallas, qui était
Grec de nation, ayant bâti une magnifique maison, on l'appela Palais, de son
nom. Depuis ce temps-là, Auguste étant parvenu à l'Empire, on a commencé sous
fon règne a appeler le Palais, le lieu où il demeurait.
2.
Bélisaire dîna donc dans le Delphique
et il admit à sa table les officiers les plus
distingués de son armée. Le jour précédent, par un hasard singulier, on avait
fait pour Gélimer les apprêts d'un grand repas: ce fut ce repas même qui fut
servi devant nous. Bien plus, ce furent les serviteurs de Gélimer qui nous
présentèrent les mets, qui remplirent nos coupes, et qui s'acquittèrent, en un
mot, de tout le service de la table. Il semble que la fortune, en cette
occasion, se faisait gloire de montrer l'empire absolu qu'elle exerce sur les
affaires humaines, et qu'une possession durable n'est pas le partage de
l'humanité. Ce jour-là, Bélisaire obtint une gloire qui l'éleva au-dessus non-seulement de ses contemporains, mais encore des plus grands généraux de
l'antiquité. Jamais alors les soldats romains, quelque faible que fût leur
nombre, n'entraient dans une ville ennemie sans y commettre du désordre, surtout
lorsque la place avait été surprise. Bélisaire sut si bien contenir toutes ses
troupes, que les habitants de Carthage n'eurent à supporter ni injures ni
menaces, que leur commerce ne fut pas un instant suspendu, et que dans une ville
prise, qui venait de changer de gouvernement et de maître, les boutiques
restèrent constamment ouvertes. Les officiers municipaux de la ville
distribuèrent des billets de logement aux soldats, qui achetèrent leurs vivres,
et se retirèrent tranquillement dans les maisons qu'on leur avait assignées.
Bélisaire ensuite, ayant promis sûreté aux Vandales qui s'étaient
réfugiés dans les églises, s'occupa de réparer les murs de la ville, que la
négligence des rois avait laissé tomber en ruines, et dont les brèches offraient
à l'ennemi un passage facile. Les Carthaginois prétendaient que Gélimer ne
s'était pas enfermé dans Carthage, parce qu'il n'avait pas cru avoir assez de
temps pour réparer les remparts, de manière à garantir la sécurité de la place.
3. On se
souvint alors d'une ancienne prédiction, que les enfants avaient accoutumé de
chanter, G chassera B, et puis B chassera G. Ce qui paraissait aussi obscur
qu'une énigme dans la bouche de ces enfants, est entendu maintenant de tout le
monde. Autrefois Gizéric avait chassé Boniface; alors Bélisaire chassa Gélimer.
Voilà l'explication de la prédiction. On eut alors l'éclaircissement d'un songe,
qui était arrivé à plusieurs personnes. Les Carthaginois ont une vénération
particulière pour Saint-Cyprien, en l'honneur duquel ils ont élevé un temple
magnifique hors de leur ville, sur le bord de la mer. Ils y célèbrent chaque
année avec grande solennité, une fête qu'ils appellent Cyprienne. Les matelots
ont aussi donné le nom de Cyprienne à une tempête, qui a coutume de s'élever au
temps de la même fête. Les Vandales avaient ôté de force, ce temple aux
Chrétiens, sous le règne d'Honoric, et les cérémonies s'y faisaient depuis
selon l'usage des Ariens. On dit que Saint-Cyprien avait souvent paru en songe à
ceux des Africains, qui étaient fâchés de cette profanation, et qu'il leur avait
dit qu'ils ne se devaient pas affliger à son sujet parce qu'il saurait bien se
venger quand il en serait temps. Lors que le bruit de cette parole fut répandu
parmi les Africains, ils jugèrent que l'impiété des Vandales devait être punie
d'un grand châtiment ; mais ils ne pouvaient prévoir de quelle manière ce
châtiment arriverait. La flotte Romaine étant abordée en Afrique la veille de la
fête de Saint-Cyprien, les prêtres ariens avaient paré le temple des plus
précieux ornements, et avaient tout préparé pour célébrer avec pompe une si
grande solennité. Cependant la défaite d'Ammatas, que j'ai racontée, arriva à
Décime. Les prêtres ariens s'enfuirent, les prêtres chrétiens prirent leur
place, allumèrent les cierges, et célébrèrent le Saint Office. Ainsi le songe
fut expliqué.
CHAPITRE XXII.
1.
Sage prévoyance d'un ancien Vandale. 2. Cruauté de Gizéric punie en la
personne de ses descendants.
1. L'ARMÉE des Vandales se souvint alors, avec étonnement, d'un ancien
mot, dont le sens est, qu'il n'y a nul bien, ni si grand, que l'homme ne puisse
espérer, ni si assuré, qu'il ne puisse perdre. Je raconterai l'origine de
ce mot, et l'occasion qui le mit en vogue. Dés que les Vandales sortirent de
leur pays, il y en demeura une partie qui ne voulurent pas suivre Godigiscle et
qui dans la même du temps eurent des vivres en abondance : Mais comme ils
appréhendaient que ceux qui s'étaient établis en Afrique n'en fussent chassé à
l'avenir, et qu'ils n'eussent envie de retourner au pays qu'ils avoient quitté,
ils envoyèrent des ambassadeurs à Gizéric, qui lui témoignèrent la joie
que ses compatriotes avoient de l'heureux succès de ses
armes, et qui le prièrent
de leur donner le pays qu'il avait abandonné, et qu'il ne pouvait plus garder,
après un établissement si considéable qu'il avait fait en Afrique, afin
qu'étant assurés d'en être les maîtres, ils ne feignissent pas d'exposer leur
vie pour le défendre. Gizéric et les autres Vandales trouvaient cette demande
raisonnable, et étaient prêts de l'accorder, lorsqu'un vieillard, qui était
fort estimé pour la sagesse de ses conseils, s'y opposa, en disant, que toutes
les affaires des hommes sont douteuses, et qu'il n'y a rien d'assuré, ni
d'impossible dans le monde. Gizéric approuva cet avis, et renvoya les
ambassadeurs. Tous les Vandales se moquèrent de la prudence de ces personnes,
qui prévoyaient des choses si éloignées de l'apparence. Mais lorsque ce que j'ai
dit arriva, l'on reconnut que le jugement qu'ils avaient porté était solide; et
qu'en effet tout est incertain, et sujet au changement.
Le nom et
la mémoire des Vandales, qui demeurèrent en leur pays, n'est pas venu jusqu'à
nous. Je crois qu'ils furent chassés par leurs voisins; ou qu'ils ont été
confondus ensemble.
2. Pour ce
qui est de ceux qui avaient été vaincus par Bélisaire, il est certain qu'ils ne
retournèrent plus en leur pays, et il leur était impossible d'y retourner,
parce qu'ils n'avaient point de vaisseaux. Il fallait qu'ils portassent en
Afrique la peine qui leur était due, pour les cruautés qu'ils avaient exercées
en divers endroits contre les Romains, et principalement dans l'île de Zacinthe.
Gizéric ayant autrefois attaqué le Péloponnèse, et tenté de prendre le Ténare,
en fut repoussé avec une perte notable des siens ; dont étant tout furieux, il
aborda à Zacinthe, où passa au fil de l'épée tout ce qui se présenta devant lui
et fit prisonniers cinq cens des plus considérables des habitants. Quand il fut
au milieu de la mer Adriatique, il fit tailler en pièces ces prisonniers, et
jeta leurs membres dans la mer, par la plus inhumaine de toutes les Barbaries.
Cela arriva avant le temps duquel nous faisons maintenant l'histoire.
CHAPITRE
XXIII.
1. Gésimer met les
têtes des Romains à prix. 2. belle action de Diogène. 3.
Murailles de Carthage réparées
par les soins de Bélisaire.
1. Pendant ce temps, Gélimer, qui, par son affabilité, et ses
largesses, avait gagné la plus grande partie des paysans africains, les
détermina, en leur promettant une certaine somme d'or pour chaque meurtre, à
massacrer tous les Romains qu'ils trouveraient répandus dans la campagne.
Ceux-ci tuèrent donc un grand nombre non pas à la vérité de soldats romains,
mais d'esclaves et de valets de l'armée, que l'espoir du butin attirait dans les
villages, où ils se laissaient surprendre. Les paysans rapportaient les têtes à
Gélimer, qui en payait le prix convenu, comme si elles eussent réellement
appartenu à des soldats de l'armée.
2.
Ce fut alors que Diogène, officier des gardes de Bélisaire, se
distingua par une action mémorable. Envoyé avec vingt-deux cavaliers pour
reconnaître l'ennemi, il s'était arrêté dans un bourg à deux journées de
Carthage. Les habitants, n'étant pas assez forts pour s'en défaire, dénoncèrent
son arrivée à Gélimer. Celui-ci expédia sur-le-champ trois cents cavaliers
vandales, tous hommes d'élite, et leur ordonna de saisir et de lui amener
vivants l'officier des gardes de Bélisaire et les vingt-deux soldats qu'il
commandait. Il attachait une grande importance à tenir entre ses mains de tels
prisonniers. Cependant Diogène et ses compagnons entrèrent dans une maison du
bourg, s'établirent dans les étages supérieurs, et s'y livrèrent au sommeil,
croyant n'avoir rien à craindre des ennemis, qu'on leur avait dit très éloignés.
Les Vandales, arrivés pendant la nuit, ne jugèrent pas à propos de briser les
portes et de faire irruption dans la maison avant le jour, craignant de se
blesser les uns les autres dans la confusion d'un combat nocturne, et de laisser
aux ennemis le moyen de s'échapper à la faveur des ténèbres. Cette résolution
leur était dictée par la crainte, qui leur enlevait le jugement. Il leur eût été
facile en effet, soit avec des flambeaux, soit même dans l'obscurité, de
s'emparer de leurs adversaires, qui non-seulement étaient sans armes, mais
encore couchés tout nus dans leurs lits; et néanmoins ils se contentèrent
d'investir la maison et de placer des gardes devant les portes. Cependant un des
soldats romains s'était réveillé; et, prêtant l'oreille au bruit sourd que
produisaient les armes des Vandales et le chuchotement de leurs voix, il en
devina la cause. Aussitôt il réveille sans bruit ses compagnons l'un après
l'autre, et leur fait part de ce qui se passait. Sur l'ordre de Diogène, ils
revêtent en silence leurs habits et leurs armes, descendent sans être aperçus,
brident leurs chevaux, se mettent en selle, et se tiennent quelques instants
immobiles derrière les portes de la cour. Tout à coup les portes s'ouvrent, et
les Romains s'élancent sur les gardes. Se couvrant de leurs boucliers, et
repoussant avec leurs piques les Vandales qui essayent de les arrêter, ils
pressent vivement leurs chevaux, et s'échappent à travers leurs ennemis. Diogène
sauva ainsi sa troupe, dont il ne perdit que deux cavaliers. Il reçut lui-même
au cou et au visage trois blessures qui le mirent en danger de mort, et une
quatrième à la main gauche, qui lui enleva l'usage du petit doigt.
3.
Cependant Bélisaire, payant libéralement les terrassiers et les
autres ouvriers, entoura Carthage d'un fossé profond et d'une forte palissade,
fit réparer solidement les brèches, reconstruire les parties faibles des
murailles; et tout cela en si peu de temps, que les Carthaginois et Gélimer plus
tard en furent étonnés. Lorsque le prince vandale fut pris et conduit à
Carthage, il resta stupéfait à la vue de ses nouveaux remparts, et il attribua
tous ses malheurs à sa seule négligence.
CHAPITRE XXIV
1. Lettre de Trazon
à Gélimer son frère, interceptée. 2. Événement singulier.
1. Tzazon, frère de Gélimer, ayant abordé en Sardaigne avec sa
flotte, comme je l'ai dit plus haut,
descendit au port de Calaris, prit la ville d'assaut, tua le tyran Godas, et
passa tous ses partisans au fil de l'épée. Il apprit alors l'arrivée de la
flotte romaine en Afrique; mais, ignorant encore ce qui s'y était passé, il
écrivit à Gélimer en ces termes:
« Roi des Vandales et des Alains, l'usurpateur
Godas a payé la peine de ses forfaits: nous sommes maîtres de l'île entière.
Célèbre notre victoire par des fêtes. Quant aux ennemis qui ont osé envahir
notre territoire, leur audace ne sera pas plus heureuse que n'a été celle de
leurs pères.» Ceux qui étaient chargés de cette lettre entrèrent dans le port de
Carthage sans concevoir aucune défiance. Conduits par les gardes en présence de
Bélisaire, ils lui remirent la lettre, et lui donnèrent tous les renseignements
qu'il demanda. La stupeur dont ils furent frappés à la vue d'une révolution si
subite et d'un changement si extraordinaire les empêcha de déguiser la vérité.
Du reste, Bélisaire ne prit contre eux aucune mesure de rigueur
2. Je remarquerai en cet endroit un événement singulier, qui arriva dans le même
temps. Un peu devant que l'armée navale des Romains eût paru au bord de
l'Afrique, Gélimer avait envoyé Gotheus et Phuscias ambassadeurs vers Theudis
roi des Visigoths, pour l'engager à contracter alliance avec les Vandales. Ces
ambassadeurs ayant traversé le détroit, allèrent trouver Theudis bien avant dans
l'Espagne : il leur fit un accueil très favorable, et les régala de présents
fort magnifiques. Un jour qu'ils avaient l'honneur d'être assis à sa table, il
leur demanda, en quel état étaient les affaires des Vandales. Il en avait
appris des nouvelles certaines par la voie d'un vaisseau marchand, qui était
parti de Carthage le même jour que l'armée romaine y était entrée et qui avait
eu le vent le plus favorable qu'il pût avoir, pour arriver promptement en
Espagne ; mais il avait défendu aux marchands de publier la nouvelle qu'ils
avaient apportée des affaires d'Afrique. Il demanda ensuite aux
ambassadeurs, quel était le sujet de leur voyage ? Comme ils lui eurent
répondu, que c'était pour lui proposer une ligue, il leur répartit, que quand
ils seraient en leur pays, ils y apprendraient des nouvelles de leurs
affaires. Les ambassadeurs laissèrent passer cette parole sans la relever, comme
une parole échappée dans la chaleur d'un repas. Le Iendemain, ayant encore proposé à Theudis un traité d'alliance, et en ayant encore
reçu la même réponse, ils jugèrent qu'il fallait qu'il fût survenu quelque
grand changement dans l'Afrique. Ils ne le doutaient néanmoins en aucune
manière de la prise de Carthage. Ils repassèrent donc la mer, et furent pris par
les Romains, qui les menèrent à Bélisaire ; lequel ayant appris par leur propre
bouche ce qui leur était arrivé dans leur ambassade, les renvoya, sans
les maltraiter.
Cyrille, qui s'était approché des côtes de Sardaigne,
ayant appris le désastre de Godas, dirigea sa navigation vers Carthage, où il
trouva Bélisaire et l'armée victorieuse. Le général dépêcha Salomon vers
l'empereur, pour l'informer de ses heureux succès.
CHAPITRE
XXV.
1. Gélimer rassemble
les siens. 2. Les princes des Maures reçoivent de Bélisaire les marques de
leur autorité. 3. réponse de Gélimer à Trazon. 3. Déplorable consternation des
Vandales.
1. Non loin des frontières de la Numidie, dans la plaine de
Bulla, éloignée de quatre journées de Carthage, Gélimer rassembla tous les
Vandales et les Maures qu'il avait pu rallier à sa cause.
2.
Ceux-ci étaient en
petit nombre et sans chef; car ceux qui commandaient aux Maures dans la Byzacène, la Numidie et la Mauritanie, avaient envoyé des ambassadeurs à
Bélisaire pour lui offrir le secours de leurs armes, et l'assurer de leur
soumission à l'empereur. Plusieurs d'entre eux donnèrent même à Bélisaire leurs
enfants en otages, et voulurent recevoir de lui les insignes de la royauté.
C'était un ancien usage que les princes maures, quoique ennemis des Romains, ne
prissent la qualité de rois qu'après avoir reçu de l'empereur une sorte
d'investiture; et parce que depuis la conquête ils ne la tenaient que de la main
des Vandales, ils ne se croyaient pas solidement établis. Ces ornements étaient
un sceptre d'argent doré, un diadème d'argent orné de bandelettes, un manteau
blanc attaché sur l'épaule droite par une agrafe d'or, dans la forme d'une
chlamide thessalienne, une tunique blanche peinte de diverses figures, et enfin
des brodequins parsemés de broderies d'or. Tels furent les présents que
Bélisaire envoya à chaque prince maure; il y ajouta une grande somme d'argent.
Cependant aucun d'eux ne lui fournit des troupes; ils n'osèrent néanmoins se
joindre aux Vandales, et, se renfermant dans une stricte neutralité, ils
attendirent l'issue de la guerre.
3.
Cependant Gélimer dépêcha l'un de ses Vandales, chargé d'une
lettre, avec ordre de la porter en Sardaigne à son frère Tzazon. Le messager, à
peine arrivé au bord de la mer, trouva un vaisseau prêt à partir, qui le
transporta au port de Calaris; et il remit à Tzazon la lettre du roi, dont voici
la substance:
« Ce n'est pas Godas, c'est la colère divine qui nous a enlevé la Sardaigne,
pour vous séparer de nous et pour détruire plus facilement la maison de
Genséric, en lui ôtant le secours de votre valeur et l'élite de nos guerriers.
Votre départ a rendu Justinien maître de l'Afrique. Nos désastres font bien
sentir que le ciel avait résolu notre perte. Bélisaire n'est descendu qu'avec
peu de troupes; mais le courage des Vandales a disparu, et notre fortune est
détruite. Ammatas et Gibamond ne sont plus; nos villes, nos ports, Carthage et
l'Afrique entière sont aux ennemis. Les Vandales, insensibles à la perte de
leurs biens, de leurs femmes et de leurs enfants, paraissent s'être oubliés,
eux-mêmes. Il ne nous reste que la plaine de Bulla, où nous vous attendons comme
notre dernière ressource. Laissez là le tyran, abandonnez-lui la Sardaigne;
venez nous joindre avec vos braves soldats. Venez, mon frère! En réunissant nos
forces, nous réparerons nos infortunes, ou nous les adoucirons en les partageant
ensemble. »
4.
Quand Tzazon eut lu cette lettre et qu'il l'eut communiquée aux
autres Vandales, ce ne fut parmi eux que plaintes et que regrets. Néanmoins ils
ne laissaient pas leur douleur éclater en public, ils s'observaient devant les
habitants de l'île, et ce n'était qu'entre eux qu'ils donnaient un libre cours à
leurs larmes. Après avoir mis ordre aux affaires de Sardaigne le plus
promptement qu'il fut possible, ils montèrent sur leurs vaisseaux, mirent à la
voile, et arrivèrent en trois jours sur la côte d'Afrique, au point qui sépare
la Numidie de la Mauritanie.
De là ils se rendirent à pied dans la plaine de Bulla, où ils se joignirent aux
restes de l'armée vandale. Ce fut une douloureuse entrevue, dont j'essayerais
vainement de donner une idée par des paroles: un ennemi même, s'il en eût été
témoin, n'aurait pu s'empêcher de pleurer sur le sort des Vandales et sur les
misères de l'humanité. Gélimer et Tzazon se tenaient étroitement embrassés; pas
un mot ne s'échappait de leur bouche; ils ne pouvaient que se serrer les mains,
et s'arrosaient mutuellement de leurs larmes. Les Vandales des deux armées
s'abordèrent avec le même désespoir: attachés les uns aux autres et ne pouvant
se séparer, ils se rassasiaient de la triste consolation de se communiquer leurs
douleurs. Le sentiment de leurs disgrâces présentes avait absorbé tous les
autres; ils ne se demandaient rien les uns de la Sardaigne, les autres de
l'Afrique, dont leur situation même annonçait assez les malheurs. Ils ne
s'informaient ni de leurs femmes ni de leurs enfants, persuadés que ceux qu'ils
ne voyaient plus autour d'eux étaient ou plongés dans la tombe, ou dans les fers
de leurs ennemis.
| |
JOURNÉES |
MILLES romains |
LAPIE
|
Itinéraire d'Antonin |
|
Theveste |
6 |
210
|
217 |
193 |
|
Bulla |
4 |
140 |
125 |
131 |
|
Sicca Veneria |
3 |
103
|
137,5 |
152 |
|
Membresa, 350 stades de Carthage, de même que Grasse. Ces
deux distances sont égales sur la carte de Lapie et de
Procope. Shaw place Sicca à 24 lieues à l'ouest et sud-ouest
de Tunis, ce qui est égal à 90 milles romains, p. 179,
in-fol. |
* I, XV.
** La position de cette ville est fixée par Strabon (lib.
XVII, p. 831). Dans le voisinage de Thapsus, sont Zella et Acholla,
villes libres. Zéta et Zella sont le même nom, un peu altéré dans la
transcription des manuscrits.
***Bell. Afr., C. LXXIV.
**** Ὡς τα´θτην τὴν ἀκτὴν ἐννέα ἡμερῶν ὁδὸν, λέγω δὲ εἰς
Ἰούκην ἐκ καρχηδόνος.. Bell.
Vand., I, XV.
***** Procope, Bell. Vand., I, XVI, p.
379.
Plus loin, Procope (I, XVII, p. 382)
dit que l'armée faisait quatre-vingts stades par jour, ὀγδοήκοντα
σταδίους εἰς ἡμέραν, dans la marche sur Carthage. Le stade de Procope
est de sept au mille romain; donc l'armée, avec ses bagages et tout son
attirail de vivres, d'armes, de machines, faisait onze milles et demi
romains = 8,694 toises. En résumé, la marche ordinaire de l'armée peut
être évaluée de huit à neuf mille toises par jour.
|
|